Le prix de la production intellectuelle

Le 8 novembre 2011

La dématérialisation provoquée par Internet a chamboulé le modèle économique de la production intellectuelle. Est-il encore légitime de vendre un ensemble de titres au même prix qu'un CD ou des pages de texte au prix d'un livre ?

Il n’y a rien de plus utile que l’eau, mais elle ne peut presque rien acheter ; à peine y a-t-il moyen de rien avoir en échange. Un diamant, au contraire, n’a presque aucune valeur quant à l’usage, mais on trouvera fréquemment à l’échanger contre une très grande quantité d’autres marchandises.

Adam Smith

Au Moyen Âge, le livre se vend comme un diamant, c’est un objet rare, difficile à produire et à distribuer. Il s’échange à des prix très élevés et reste la propriété des classes fortunées. Il est conservé précieusement dans des bibliothèques et fait la fierté de ses possesseurs.

Au XXIe siècle, la connaissance se déverse à torrents dans les canaux numériques. Elle est devenue un flux que l’on recueille sur ses timelines Facebook ou Twitter et que l’on souhaite partager le plus largement possible. A l’heure de l’économie de la connaissance, elle est devenue une denrée aussi utile que l’eau, et comme l’eau, son prix est devenu très faible. La presse écrite par exemple, n’en finit pas de voir son chiffre d’affaires diminuer et se retrouve de plus en plus dépendante d’une assistance respiratoire publique ou privée (ce qui nuit évidemment au principe d’indépendance de la presse).

Nous vivons à une époque où la valeur d’usage de la production intellectuelle n’a jamais été aussi élevée, et dans le même temps, sa valeur d’échange n’a jamais été aussi faible.

Comment comprendre, comment interpréter ce phénomène paradoxal ? Pourquoi l’information, la connaissance, la production intellectuelle ne trouve plus actuellement de moyen viable de se vendre ? Et comment trouver d’autres modèles pour les secteurs de la production intellectuelle ?

Qu’entend-t-on par production intellectuelle ? Composer une chanson, c’est de la production intellectuelle. L’interpréter durant un concert, en revanche, n’en est pas: c’est une prestation, un service.

Un article de presse, un roman, l’écriture et la mise en scène d’une pièce de théâtre, la composition musicale sont autant d’exemples de production intellectuelle. Une création architecturale ou la recette originale du Coca-Cola sont également des productions intellectuelles. Bref, il s’agit de toute création originale dont la valeur ajoutée réside dans l’idée plus que dans l’application directe.

Le modèle actuel d’échange de la production intellectuelle repose sur les théories classiques qui ont d’abord été élaborées pour les biens industriels. Le problème, c’est que la production intellectuelle et la production industrielle n’obéissent pas aux mêmes lois en ce qui concerne l’échange et la distribution.

Les conditions de l’échange marchand

Si l’on revient aux conditions de l’échange marchand, on s’aperçoit que pour qu’un échange soit possible il faut trois conditions:

  • D’abord, il ne doit porter que sur des objets, des choses extérieures aux individus, des choses qui relèvent de l’avoir et non de l’être. Un état affectif par exemple ne s’échange pas ; impossible d’acheter du bonheur à un homme heureux pour soulager une dépression !
  • Ensuite, il faut, pour que l’échange ait lieu, une symétrie entre un manque et un excédent ; “c’est parce qu’il y a une égalité de tous dans le manque et parce que, en même temps, tous ne manquent pas de la même chose qu’il peut y avoir échange.” nous signale Frédéric Laupiès dans un petit bouquin intitulé Leçon philosophique sur l’échange.
  • Enfin, il faut pouvoir être en mesure de réaliser une équivalence entre les objets échangés. Cette équivalence se réalise notamment par la monnaie qui permet de “rendre les objets égaux”, de pouvoir les estimer et les comparer entre eux.

Essayons de voir si les conditions de l’échange marchand sont remplies pour les productions intellectuelles.

L’idée toute nue

Lorsqu’un auteur fait imprimer un ouvrage ou représenter une pièce, il les livre au public, qui s’en empare quand ils sont bons, qui les lit, qui les apprend, qui les répète, qui s’en pénètre et qui en fait sa propriété.
Le Chapelier

On dit que l’on “possède” une connaissance. Comme un objet, on peut l’acquérir, la transmettre… On pourrait croire qu’elle est donc un simple avoir immatériel mais elle est aussi un élément constitutif de l’être. On ne peut choisir de s’en séparer délibérément et, plus important encore, on ne la perd pas en la transmettant à d’autres (au contraire). Lorsque l’on vend un marteau, on perd la possession et l’usage du bien. Mais lorsque l’on transmet une connaissance, on ne s’en dépossède pas.

Jusqu’à présent, on était parvenu à vendre de la production intellectuelle parce que celle-ci devait encore passer par un support physique. Avant Internet, un essai dépendait d’un support papier, un morceau de musique dépendait d’une cassette, d’un CD etc.

Le business model de la production intellectuelle reposait en fait sur la confusion entre l’objet et le sens porté par cet objet. L’objet était acquis et valorisé en temps que symbole. On peut vendre un symbole car il est la matérialisation d’une idée porteuse de sens. Lorsque l’on achète des fringues de marque, on n’achète pas seulement un produit fonctionnel, mais on achète aussi le “sens” porté par la marque.

Ainsi, lorsqu’elle avait encore un contenant physique, l’idée pouvait être vendue dans son emballage symbolique mais, avec la dématérialisation totale qu’a permis le numérique, on peut désormais distribuer l’idée toute nue.

Peut-on vendre une idée nue lorsque l’on sait que sa diffusion ne prive personne et qu’on contraire, elle valorise socialement celui qui l’émet?

L’impossibilité de rémunérer les contributeurs

On ne crée rien ex-nihilo. En dehors du secteur primaire, toute production s’appuie sur une création antérieure mais pouvons-nous toujours identifier les sources de nos créations ? Le fabricant de voitures a payé ses fournisseurs en amont qui eux-même ont dû régler leurs partenaires. De cette manière, tous les contributeurs de la chaîne de valeur ont été rémunérés. Mais si je vendais ce billet, me faudrait-il en reverser une part à ma maitresse de CP qui m’a appris à écrire ? Aux auteurs des liens que je cite ? A tous ceux qui m’ont inspiré d’une manière ou d’une autre ? Aux inventeurs de la langue française ?

Ce sont des millions de personnes qui ont en réalité façonné cet article, et qui mériteraient rétribution. Mais il serait impossible de dénouer l’inextricable enchevêtrement d’intervenants qui sont entrés dans ce processus de création. Du reste, il serait assez déprimant de tenter de chiffrer l’apport de chacun…

Il y a donc une injustice fondamentale à vendre à son seul profit, quelque chose qui a en réalité été produite par des communautés entières…

Est-ce cela qui fit dire à Picasso que les bons artistes copient et que les grands artistes volent ?

L’impossible estimation des prix

La dernière condition de l’échange marchand est la possibilité d’estimer la valeur d’une production et d’introduire une équivalence entre les produits.

Déterminer un prix et introduire une équivalence monétaire entre les produits est une tâche déjà compliquée dans le cas d’un produit industriel. Elle a souvent été la cause de clashs entre économistes. Devons-nous valoriser les produits au travail incorporé dans leur fabrication ? Le prix n’est-il que le résultat d’une offre et d’une demande ? Dans quelle mesure dépend-il de la rareté ?

Néanmoins, pour les produits industriels, certains critères objectifs peuvent faciliter la tâche. Un marteau par exemple est un bien standardisé et utilitaire qui ne pose pas d’insurmontables difficultés. Entre deux marteaux, nous pouvons plus ou moins estimer la qualité sur des critères objectifs (matériaux utilisés, montage plus ou moins solide), les fonctionnalités de chaque produit (taille et surface de la masse, arrache-clou ou non…) et fixer un prix minimum qui couvre les coûts de production.

Mais si je décidais de vendre cet article, sur quels critères établir son prix ? Sur le temps que j’y ai consacré ? Cela n’aurait aucun sens … Sur sa qualité ? Mais comment la mesurer ? En comparant les prix de vente d’un article similaire ? Mais sur quels critères le comparer ? A minima, si j’avais un support matériel, un magazine papier par exemple, je pourrais fixer un prix et trouver une sorte de business model. Mais ce billet n’est qu’un assemblage de pixels, un simple petit courant électrique sans réalité physique …

N’étant pas véritablement un avoir, ne fonctionnant pas sur le schéma manque/excédent et ne pouvant être estimée sur des bases suffisamment solides, on voit que la production intellectuelle ne saurait être soumise aux même lois d’échanges que celles qui prévalent sur le marché des biens et des services traditionnels.

Comment valoriser cette production ?

Si vous êtes parvenus jusqu’à ces lignes et que vous aspirez à vivre du fruit de vos œuvres intellectuelles, artistiques ou culturelles, tout ceci pourrait vous paraître un peu décourageant.

Nous parvenons à un point où l’on commence à réaliser qu’il n’y a plus vraiment de rétribution matérielle solide pour les productions intellectuelles.

Mais ne désespérons point ! Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de formes de rétribution à la production intellectuelle ! Il existe d’autres manières d’être rétribué pour son travail, en voici quelques exemples :

  • rétribution en visibilité
  • rétribution en réputation
  • rétribution en confiance
  • rétribution en connaissances
  • rétribution en relations
  • rétribution en amour-propre

Certes, cela ne fait directement gagner de l’argent mais ces rétributions peuvent rapidement se transformer en apports matériels. Sans vouloir nécessairement chercher un “effet de levier” systématique entre l’activité de production intellectuelle, les répercussions du travail de production intellectuelle rejailliront sur vos activités complémentaires et pourront indirectement vous permettre de vivre mieux.

Un musicien par exemple, ne peut plus se contenter de créer des chansons, il doit monter sur scène. Et l’on observe qu’avec la diffusion plus large, plus rapide et beaucoup moins couteuse que permettent les nouveaux médias, les recettes générées par les concerts à travers le monde atteignent des niveaux exceptionnels.

On remarque aussi que certains artistes amateurs ayant réussi à se faire remarquer pour leurs créations ont pu trouver grâce à leur notoriété et au soutien d’un public de quoi vivre de leurs créations. L’humoriste Jon Lajoie a commencé sa “carrière” en diffusant gratuitement des vidéos sur YouTube. Il remplit désormais des salles entières.

En somme, ce qui devient difficile, c’est de vivre uniquement de ses oeuvres intellectuelles et de les vendre pour elles-même.

Je me souviens d’un excellent article lu sur OWNI. Guillaume Henchoz, un journaliste semi bénévole qui exerce d’autres activités rémunérées par ailleurs, comparait sa condition à celle d’un moine en défendant l’idée que “l’on peut pratiquer le journalisme comme un art monastique et bénévole, en parallèle -et non en marge- d’une activité salariée.”

Ora et Labora (prie et travaille), c’est la devise des moines bénédictins. Une devise qui pourrait bien convenir aux acteurs de la production intellectuelle à l’heure numérique. Les moines n’attendent pas de rémunération matérielle pour leurs efforts spirituels.

Ils récoltent des fruits de leur travail physique, de quoi subvenir à leurs besoins physiques et espèrent obtenir des fruits de leur travail spirituel et intellectuel de quoi nourrir les besoins de leurs esprits.


Article initialement publié sur Mutinerie.

Illustrations Flickr Partage selon les Conditions Initiales Paternité gadl & Paternitéedenpictures / Mutinerie

Image de Une Flickr Paternité Partage selon les Conditions Initiales Pas d'utilisation commerciale A. Diez Herrero

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