Les spin doctors du Net: la vraie vie de Gay Girl in Damascus
Gay Girl in Damascus n'était pas un blog tenu par une jeune Syro-Américaine lesbienne vivant à Damas, mais par un Étasunien vivant en Écosse. Une réalité que les lecteurs ne voyaient pas ou ne voulaient pas voir.
Rapide rappel des faits : le 19 mars, celle qui affirme parler sous sa propre identité, Amina Arraf Abdullah, une jeune femme syro-américaine, ouvre son blog. En anglais, A Gay Girl in Damascus tient la chronique des manifestations en Syrie, lesquelles commencent « officiellement » le 15 mars1. Au fil des semaines, A Gay Girl in Damascus attire de plus en plus l’attention des médias, notamment à la suite d’un billet, publié le 26 avril. Intitulé My father, the hero, il raconte comment la courageuse militante échappe à l’arrestation grâce à l’intervention, non moins courageuse, de son père auprès de « deux jeunes hommes, d’une vingtaine d’années, vêtus de vestes de cuir noir »…
Pour quelques observateurs, ce best-seller du web, si on peut oser l’expression, suscite alors les premières interrogations. Amina a beau annoncer qu’elle va entrer dans la clandestinité, ils mènent l’enquête, y compris lorsqu’un billet, mis en ligne par « une cousine », annonce, dans les premiers jours de juin, l’arrestation de la jeune femme. Sous un déluge de tweets affolés et alors que la page Free Amina Abdulla (sic! en principe il faut un « h » à la fin) sur Facebook réunit déjà près de 15 000 membres, le Guardian, qui a largement contribué à la célébrité de la jeune lesbienne damascène2 fait part de ses questions, dès le 8 juin. Le 12, le véritable auteur est démasqué : Tom MacMaster, un Étasunien de 40 ans inscrit en master à l’université d’Edimbourg, écrit un dernier billet, à ce jour (le 13, depuis Istanbul) ; il y présente ses excuses aux lecteurs. « Mis en ligne par Amina », le billet, qui explique en gros que lui, Tom, n’a jamais eu l’intention de mal faire mais qu’il s’est fait prendre à son propre jeu, se termine par un appel au soutien des véritables héros, ceux qui font la révolution dans le monde arabe :
I want to turn the focus away from me and urge everyone to concentrate on the real issues, the real heroes, the real people struggling to bring freedom to the Arab world. I have only distracted from real people and real problems. Those continue; please focus on them. (Je veux qu’on arrête de s’intéresser à moi et j’invite tout le monde à se concentrer sur les vrais problèmes, les vrais héros, les personnes réelles qui se battent pour apporter la liberté au monde arabe. J’ai distrait des vrais personnes et des vrais problèmes. Eux continuent, intéressez vous à eux s’il vous plait)
« Une illusion »
Fin de l’histoire ? Pas tout à fait car, sur Facebook parfois si empressé de faire le ménage dans ses pages (notamment pro-palestiniennes, voir ce billet), le groupe Free Amina Abdulla est toujours accessible, tout comme le blog d’Amina, l’homosexuelle de Damas. Pas vraiment mortifié par ce qui lui est arrivé, Tom MacMaster s’est contenté de supprimer quelques billets (notamment celui qui annonçait l’arrestation de son « héroïne »). Il a surtout modifié le titre, qui est désormais présenté entre guillemets (« A Gay Girl in Damascus ») et suivi d’une « précision » : an illusion.
Ce dernier sous-titre, fidèle à sa ligne de défense (Amina est une fiction, mais en quelque sorte « plus vraie que nature ») est explicité par une courte phrase, elle aussi rajoutée par rapport à la première présentation du site, disant en gros qu’on aurait tort de s’en prendre à celui qui a su vous émouvoir en racontant une histoire qui s’avère ne pas être la réalité :
The Image is not the Real; When you realize that you were reading a story, rather than the news, who should you be angry at? The teller of tales that moved you? (L’Image n’est pas Réelle. Quand vous réalisez que vous lisiez une histoire et non des informations, sur qui faudrait-il reporter sa colère ? Le conteur qui vous a ému ?)
Enfin, tout en bas de la page qu’il faut faire défiler en entier pour les faire apparaître, quelques lignes, avant les crédits du site, précisent que le blog est une sorte de « fiction interactive », solidement basée sur des faits authentiques, même si Amina, création de l’auteur, n’est, elle, qu’une fiction :
About this blog. This blog was designed as an interactive fiction. The news, historical and social information contained in it is based solidly on fact. However, the narrative voice, that of Amina A., is fictitious. Her character is based on many real people but in no way is she meant to represent any single real individual, living or deceased. She is the sole creation of the author of the blog. (À propos de ce blog. Ce blog a été conçu comme une fiction interactive. Les informations historiques et sociales que ce blog contient sont basées sur des faits. Néanmoins, la voix narrative, celle d’Amina A. est fictive. Son personnage est basé sur plusieurs personnes réelles mais elle n’est en aucune façon destinée à représenter un seul individu, qu’il soit vivant ou mort. Elle est la création de l’auteur de ce blog.
Une quinzaine de jours après la découverte de son « canular », Tom MacCaster a publié (ce qui n’est pas forcément) un ultime billet, sous le titre : Trop nul ! Tout le monde s’en fout ! (« That kinda sucks ». Not that anyone cares). Ultimes explications pour la nouvelle vie dans le cyberespace du blog d’Amina, qui s’obstine toujours à ne pas s’afficher tout à fait comme une « vraie » fiction mais plutôt comme une fiction qui mériterait d’être vraie…
Apparemment, cette manière de ne pas vouloir « faire mourir » la blogueuse de Damas trouve un écho ailleurs que chez son inventeur ou que chez les administrateurs de la page Free Amina Abdulla… Alors que la vérité sur la véritable nature de ce blog a déjà éclaté, de nombreux commentaires continuent à souhaiter la libération de la jeune femme, à saluer son courage. Plus d’une réaction explique en substance, à la manière de Tom MacMaster, que l’histoire n’est peut-être pas véridique mais qu’elle aurait mérité de l’être. En somme, la fiction dépasse la réalité et c’est très bien ainsi dans le meilleur des mondes virtuels…
Mascarade politique
Comme se le demande à haute voix ou presque Brian Whitaker, le journaliste vedette du Guardian : pourquoi diable un homme marié en Écosse voudrait-il se faire passer pour une lesbienne vivant à Damas ? Le jour même, deux jeunes journalistes d’origine arabe (cela importe par rapport à leur analyse), Ali Abbas et Assia Boundaoui, proposent une réponse : pourquoi cette fiction précisément et pourquoi un tel succès ? Plutôt qu’on ne sait quelle théorie du complot, ils s’intéressent à la signification « profondément » politique de cette mascarade en définitive assez obscène qui voit un « vieil étudiant » passionné de Proche-Orient se glisser dans la peau d’une jeune Syrienne désirable.
Parce que la fiction de MacMaster est un piège trop doux (honey trap en anglais) ! Un piège qui épouse parfaitement tous les clichés « occidentaux » sur le monde arabe et/ou sur l’islam. Et parce que, plus profondément, ce qui nous intéresse dans cette histoire (i.e. les soulèvements arabes, à commencer par celui qui se produit syrien), c’est moins la vérité/réalité que l’émotion qu’elle nous procure (avec ce charming petit « plus » d’une délicieuse transgression sexuelle de la part d’une femme de cette religion qui nous résiste tant !). Dans l’imposture de Macmaster, le mensonge, la tromperie sont en définitive moins insupportables que cette manière de prétendre parler à la place des autres, de se substituer aux premiers concernés, les Arabes, qui n’existent, en fin de compte, que par la bonne volonté de notre regard supérieur et complaisant. Les deux auteurs le disent très bien, mais dans un anglais un peu compliqué fort heureusement traduit vers le français par l’indispensable « Des bassines et du zèle », à laquelle nous empruntons les extraits suivants :
Si ce fantôme virtuel [cyber ghost] a été adopté si facilement par les medias et les lecteurs attentifs, c’est parce qu’il est emblématique de tous les clichés qu’utilisent les occidentaux qui se placent dans la position d’interprètes éminents de la société et de la culture moyen-orientales. (…) Il ne devrait pas y avoir besoin de l’histoire fictive d’une lesbienne syrienne pour affirmer les droits des manifestants syriens qui sont actuellement atrocement réprimés par les instances gouvernementales. Mais si l’objectif est de susciter l’émotion et de distraire, alors MacMaster a réussi à prouver que la vérité sur les Arabes passe après la perception et les sentiments qu’ont les occidentaux à leur égard.
A cette première lecture politique, on est tenté d’en ajouter une autre, sous forme d’interrogation cette fois sur ce que l’on pourrait appeler le contexte, en l’occurrence l’entourage numérique, du récit de la Gay Girl in Damascus, à savoir la mise en circulation de différentes narrations qui ont prospéré sur le réseau des réseaux au temps du « printemps arabe »… A la suite d’une fort intéressante enquête – et en définitive bien peu commentée – dans Libération, Christophe Ayad en arrivait à s’interroger sur la dimension en partie légendaire du récit officiel de la mort de Mohamed Bouazizi, et des circonstances de son suicide (en l’occurrence une gifle donnée par une policière [une femme, encore!]). De l’aveu même des premiers concernés que le journaliste est allé rencontrer, ce récit a été délibérément manipulé, et même créé, par les acteurs du soulèvement (en l’occurrence un militant homonyme de la victime, mais sans parenté avec elle, Lamine Al-Bouazizi, ainsi que le propre frère de la policière accusée…).
Fictions devenues réalités
Comme le prouve assez bien la personnalité de l’auteur de cet article dans Libération, s’interroger sur ces fictions devenues réalités dans le récit révolutionnaire, ce n’est pas remettre en cause la réalité de ces soulèvements, ni même leur ôter quoi que ce soit de leur légitimité… Au contraire, on peut penser que les soulèvements dans le monde arabe recevront un soutien d’autant plus efficace que ceux qui le leur accorderont le feront en toute lucidité, en tout cas avec le moins possible de naïveté ou même d’aveuglement. Toutefois, qu’on le veuille ou non, il va falloir s’habituer à scruter le Net comme on a pris depuis longtemps (en principe) l’habitude de scruter les médias traditionnels, pour éviter, autant que faire se peut, d’être trop souvent pris au piège de ses trop belles légendes…
De ce point de vue, on ne peut qu’alerter sur les dangers d’une croyance trop naïve et trop facile dans les vertus des réseaux sociaux et leurs pouvoirs révolutionnaires : d’un côté, certaines scènes arabes nous montrent leurs limites (voir ce précédent billet) tandis que, de l’autre, un peu de vigilance nous révèle que tous les côtés de la Toile ne sont pas toujours très nets… Internet – tout à fait officiellement désormais que le Pentagone envisage de considérer une cyber-attaque comme un acte de guerre formel – est désormais un champ de bataille virtuel. Un champ de bataille où les lignes de front se dessinent selon des stratégies qui s’appuient sur des sortes de « cristallisations » créées au sein de la Toile par des récits qui y prennent corps mieux que d’autres, au point de devenir des sortes de légendes qu’il n’est plus guère possible d’interroger… Au fur et à mesure qu’Internet gagne en importance, en puissance, et en histoire, il est à craindre qu’il perde de son innocence et qu’il devienne soumis à des techniques, à des programmations à des manipulations, capables d’y recréer, artificiellement, les « coagulations de sens » que sa logique technique favorise, en quelque sorte naturellement. Les spin doctors du Net, ces conseillers en communication politique d’un nouveau type, sont déjà à l’œuvre.
Article initialement publié sur Culture et Politique arabe
Crédits Photo FlickR CC by-nc-nd mugley
- En réalité, les premiers appels à manifester, diffusés sur Facebook – qui n’est pas encore redevenu légal – remontent au début du même mois. [↩]
- voir par exemple A Gay Girl in Damascus becomes a heroine of the Syrian revolt, publié le 6 mai [↩]
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