OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Guerre et cuisine http://owni.fr/2011/05/11/guerre-et-cuisine/ http://owni.fr/2011/05/11/guerre-et-cuisine/#comments Wed, 11 May 2011 10:15:16 +0000 Nicolas Kayser-Bril http://owni.fr/?p=62145 Le bilan des violents combats se sont achevés tard dans la nuit, faisant plus de 100 morts d’après les estimations de la Croix-Rouge. Les troupes loyalistes auraient fait de nombreuses victimes, selon les rebelles en déroute. Le chef rebelle avance le chiffre de 250 blessés, ce que nie formellement le gouvernement.

Cette dépêche semble familière. Mieux, elle marche dans toutes les situations. Essayez vous-mêmes et relisez-la avec , , ou .

Alors que l’on tend à juger les conflits au nombre de leurs victimes, le cérémonial dépassionné qui entoure leur comptage rend caduque tout sens des proportions. Pour redonner du sens à ces chiffres, le projet 100 Years of World Cuisine, dont je fais parti, a voulu les recontextualiser en offrant une échelle. Comme nous l’indiquons sur la page de présentation, « ce projet ne cherche pas à remplacer une démarche scientifique, mais à apporter un autre regard, porteur de sens ».

La cuisine reste reste l’endroit où l’on s’attend le moins à voir la violence émerger, au cœur de nos foyers. En plaçant la scène dans cette pièce, la photo renforce l’absurdité de la guerre.

Cliquer sur l'image pour la voir en plus grand

Cette démarche rejoint la visualisation des morts de la guerre en Irak proposée la semaine dernière sur OWNI.

Une échelle des guerres

Tout au long du projet, la question de la justification des conflits choisis nous a été posée. Pourquoi telle guerre et pas telle autre ?

Loin d’offrir des réponses, le projet vise seulement à s’interroger sur l’importance relative accordée aux différents conflits. La comparaison entre le conflit israélo-palestinien et les guerres du Congo est particulièrement frappante. Le premier a fait un peu plus de 50.000 morts et régulièrement la « une » des journaux. Le second a fait plus de 3 millions de victimes entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, mais reste peu couvert.

Un journaliste affirme dans le documentaire Décryptage qu’il y a autant de journalistes à Jérusalem que dans tout le continent africain. Sans être forcément vraie, cette comparaison montre que personne ne hiérarchise les conflits selon le nombre de morts, ou même selon le nombre de morts-kilomètre (une théorie qui affirme que les médias couvrent plus les évènements proches de leur lectorat).

Le traitement des conflits semble être fait de manière arbitraire, laissant toute latitude aux éditeurs et aux utilisateurs pour décider de l’importance à accorder à chaque évènement.

Compter les victimes

Les choix réalisés pour la photo mettent également en évidence la difficulté de compter les victimes et de définir les contours d’un conflit. La guerre du Vietnam a-t-elle durée de 1965 à 1975, comme le considère les Américains, ou de 1946 à 1975, comme le considèrent peut-être certains Vietnamiens ayant subi la guerre avec les Français avant celle des Américains ? Ou bien a-t-elle commencée avec l’occupation japonaise en 1940 ?

Impossible de dater objectivement le début et la fin d’une guerre. L’armistice laisse souvent la place aux pillages et aux échanges de population, comme le montre le très meurtrier exode des populations germanophones installées à l’est de l’Oder. Entre 1944 et 1946, plus de 500 000 Allemands sont morts en fuyant vers l’Ouest, alors que la paix était revenue.

Compter les victimes est également impossible. La guerre empêche souvent d’établir des certificats de décès et les disparus peuvent également avoir fui sans laisser de trace. Les historiens sont obligés de recourir à des estimations plus ou moins précises pour établir un nombre de morts.

Bruce Sharp explique par exemple dans un article comment ont été comptées les victimes du génocide Khmer. Les premiers résultats, menés par le gouvernement suivant le régime de Pol Pot, a interrogé tous les foyers cambodgiens pour arriver à un total de 3 314 768 victimes. Certains historiens ont comparé les recensements pré-génocide avec ceux post-génocide et, compte-tenu de l’accroissement naturel au début de la période, sont capable d’estimer le nombre de personnes ‘manquantes’ en fin de période à 1,7 million. D’autres ont interviewé des survivants, demandant à chaque fois combien de personnes de leur entourage avaient disparu. En faisant la moyenne et en extrapolant à l’échelle du pays, ils arrivent à un total de 1,5 million. Les estimations actuelles tournent, elles, aux alentours de 2 millions de morts. La précision du premier semble totalement fantaisiste au regard des estimations des historiens, qui, n’arrivent pas eux-mêmes à réduire leurs marges d’erreur en deçà de 200 000 victimes.

Cet exemple souligne la nécessité de porter un regard critique envers les chiffres diffusés lors de catastrophes majeures. La rapidité avec laquelle sont relayées les dépêches chiffrées, sans analyse minutieuse de l’origine des calculs avancés, ne font que renforcer l’absurdité des communiqués laconiques lors desquels le présentateur nous annonce le nombre de victimes.

100 Years of World Cuisine est un projet de Clara Kayser-Bril, Nicolas Kayser-Bril et Marion Kotlarski.

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Les 300 000 morts de la guerre contre le terrorisme http://owni.fr/2011/05/02/les-300-000-morts-de-la-guerre-contre-le-terrorisme/ http://owni.fr/2011/05/02/les-300-000-morts-de-la-guerre-contre-le-terrorisme/#comments Mon, 02 May 2011 17:08:29 +0000 Jean Marc Manach http://owni.fr/?p=60612

Les attentats du 11 septembre 2001 avaient fait 2 996 victimes, dont 343 sapeurs-pompiers, et 59 policiers, venus secourir les victimes enfermées dans les tours du World Trade Center. La guerre contre le terrorisme lancée par George W. Bush Jr a, elle, entraîné la mort d’au moins 227 000 personnes, ou plus de 300 000 selon d’autres estimations, dont 116 657 civils (51%), de 76 à 108 000 islamistes, insurgés ou talibans (34-36%), 25 297 soldats des forces loyalistes en Irak et en Afghanistan (11%), et 8 975 soldats américains, britanniques et autres nations de la coalition (3,9%).

Voir aussi la visualisation dont s’est inspirée Loguy, et le fichier contenant ces chiffres.

En se basant notamment sur les documents rendus publics par Wikileaks, le Guardian avait estimé, en octobre 2010, à 109 032 le nombre de civils et militaires tués en Irak entre 2004 et 2009, dont 66 081 civils, 23 984 ennemis, 15 196 soldats irakiens, et 3 771 soldats de la coalition.

Mais ces chiffres ne prenaient en compte que les seuls morts documentés dans les rapports de la coalition. icasualties.org a ainsi, de son côté, répertorié 4770 soldats de la coalition (dont 4452 Américains et 179 Britanniques) morts au combat, en Irak, depuis 2003, et 2441 (dont 1566 Américains, 364 Britanniques, et 56 Français) en Afghanistan, depuis 2001.

Il faut aussi y rajouter, pour l’Irak, 16 595 soldats des forces de sécurité irakiennes post-Saddam), 1764 contractants privés, 1002 Sahwa des Fils de l’Irak (force supplétive de l’armée irakienne), ainsi qu’entre 38 778 et 70 278 morts du côté soldats irakiens pro-Saddam et des insurgés.

Du côté de la guerre en Afghanistan on dénombre également plus de 7500 morts du côté des forces de sécurité afghanes, 200 au sein de l’Alliance du Nord, et plus de 38 000 talibans et insurgés.

100 000, ou 1,4 M de civils morts en Irak ?

Mais le plus grand nombre de décès est à chercher du côté des civils. Iraq Body Count a ainsi documenté entre 100 et 110 000 civils morts de façon violente, depuis 2003 (à quoi il conviendrait de rajouter 15 000 civils morts mentionnés dans les warlogs publiés par WikiLeaks).

Une étude publiée dans la revue médicale The Lancet, avait de son côté estimé à 654 965 le nombre de morts entre 2003 et 2006, soit 2,5% de la population irakienne, ce qui laisserait à penser que le chiffre serait aujourd’hui, mis à jour, de 1.455.590 morts Irakiens.

Just Foreign Policy - Morts irakiens dus a l'invasion U.S.Si les chiffres publiés dans The Lancet ont été controversés, les estimations portant sur le nombre de victimes de la guerre en Irak varient de 100 000 à plus d’un million.

En Afghanistan, le nombre de civils tués depuis 2006 ne serait “que” de 9759, dont 6269 tués par les forces anti-gouvernementales, et 2723 par la coalition ou les soldats de l’armée régulière, d’après l’ONU, à quoi il conviendrait de rajouter entre 6300 et 23 600 civils morts directement, ou indirectement, du fait de la guerre entre 2001 et 2003.

Voir, à ce sujet, cet extrait de Rethink Afghanistan documentaire de
Robert Greenwald, connu pour ses films sur Fox News ou l’administration Bush :

Cliquer ici pour voir la vidéo.

La guerre au terrorisme ? 1 283 Md$

Au total, la guerre au terrorisme aura coûté, depuis 2001, 1 283 milliards de dollars pour les trois programmes principaux de la guerre contre le terrorisme : l’opération Enduring Freedom en Afghanistan, l’opération Iraqi Freedom en Irak et l’opération Noble Eagle visant à renforcer la sécurité des bases militaires.

Ce dernier programme est surtout mené pendant les premières années de “la guerre contre la terreur“. Le coût de la guerre suit les grands dynamiques des deux conflits. Le désengagement irakien se répercute largement dans le budget alloué : il passe de 142,1 milliards à 95,5 milliards de dollars entre l’année fiscale 2008 à 2009 (aux États-Unis, une année fiscale correspond à la période entre octobre d’une année et septembre de l’année suivante). C’est aussi en 2010 que le budget alloué à la guerre en Afghanistan dépasse le budget pour l’Irak.

En cumulé depuis le début de chaque conflit, l’Irak a coûté 806 milliards de dollars, soit 63% du total, contre 444 milliards pour l’Afghanistan, 35% du total.

150 000 soldats US encore engagés

Dès le lendemain des attentats du 11 septembre 2001, Washington avait envahi l’Afghanistan, avec l’accord du Conseil de Sécurité des Nations-Unies, qui créa la Force Internationale d’Assistance à la Sécurité en décembre 2001. Le nombre de soldats américains présents est en constante et légère augmentation jusqu’en 2007. L’Afghanistan n’est pas une priorité, notamment à partir de mars 2003 et le début de la guerre en Irak. 150 000 soldats sont alors mobilisés, 10 fois plus qu’en Afghanistan.

En 2007, Georges W. Bush lance le “surge“, augmentation massive des troupes pour mettre fin aux violences qui ensanglantent le pays. De 132 000 en janvier 2007, le chiffre atteint 170 000 en novembre suivant. Entre l’Irak et l’Afghanistan, les États-Unis mobilisent à cette date-là 195 000 personnes, un maximum qui ne sera uniquement atteint à nouveau en août 2009.

Promesse de sa campagne électorale, Barack Obama annonce le retrait des troupes d’Irak après son élection. Entre avril 2009 et septembre 2010, le nombre de troupes engagés passe de 39 000 à 98 000, soit 2,5 fois plus. En juin 2009, la situation s’inverse entre les deux pays : les troupes déployées en Afghanistan sont plus nombreuses que les troupes au sol en Irak, conséquence du “surge” afghan et du retrait irakien.

Ces chiffres ne reflètent pas toute la réalité. En novembre 2010, à l’occasion d’une une” sur la privatisation de la guerre, OWNI avait ainsi réalisé cette visualisation sur la montée en puissance des sociétés militaires privées engagées en Irak et en Afghanistan, dont les effectifs, respectivement de 112 092 et de 95 461 (soit 207 553) dépassaient ceux des troupes militaires présents dans ces pays-là : 79 100 et 95 900, soit 175 000 “soldats réguliers” :

Avec Pierre Alonso pour les chiffres sur les troupes, et les sommes engagées.


Retrouvez notre dossier :

L’image de Une en CC pour OWNI par Marion Boucharlat

Ben Laden dans les archives des services secrets par Guillaume Dasquié

Mort de Ben Laden : l’étrange communication de l’Élysée par Erwann Gaucher

L’ami caché d’Islamabad par David Servenay

Photoshop l’a tuer par André Gunthert

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Les ONG comptent les morts de Duékoué http://owni.fr/2011/04/13/les-ong-comptent-les-morts-de-duekoue/ http://owni.fr/2011/04/13/les-ong-comptent-les-morts-de-duekoue/#comments Wed, 13 Apr 2011 11:30:42 +0000 Solène Cordier http://owni.fr/?p=56714 Dans n’importe quel conflit, la publication du nombre de morts a des conséquences stratégiques. En Côte d’Ivoire, depuis le début des affrontements violents entre les partisans de Laurent Gbagbo et ceux d’Alassane Ouattara, les estimations qui paraissent dans la presse restent vagues : le 6 avril, l’ONU évoquait “des dizaines de morts” à l’arme lourde à Abidjan lors des combats annoncés comme décisifs, une dépêche de l’Agence France Presse précisant toutefois que “le bilan des morts pourrait être beaucoup plus lourd”.

Seuls les affrontements, a priori intercommunautaires, qui se sont déroulés entre le 27 et le 29 mars ont donné lieu à des estimations précises… et multiples. Ces combats, qui se sont déroulés à Duékoué, dans l’ouest du pays, ont marqué un tournant important dans l’avancée des troupes pro-Ouattara.
Agrandir le plan

Très vite, les organisations humanitaires présentes sur place ont communiqué un bilan des morts. Pour l’ONU, 330 Ivoiriens ont été massacrés à Duékoué. Le Comité International de la Croix Rouge (CICR) a de son côté dénombré “au moins 800 victimes” tandis que l’ONG Caritas évoquait un millier de morts.

Cette dernière estimation n’a pas été du goût de l’ambassadeur de Côte d’Ivoire en France, Ali Coulibaly, qui a déclaré au micro de France Info le 4 avril:

Et c’est Caritas, le Secours catholique ici, une ONG proche de l’Eglise, qui avance ce chiffre de 1000 morts, sans aucune investigation. Quand on sait que cette ONG est proche de l’Eglise, et que l’Eglise n’a jamais voulu de la victoire d’Alassane Ouattara (…) c’est quand même sujet à question ce que Caritas est en train de faire.

Un porte-parole de Ouattara avait de son côté indiqué le 3 avril avoir dénombré 152 cadavres, et non des centaines.

Évaluer le nombre de victimes

Au-delà de l’aspect macabre, cette diversité de chiffres pose la question de l’évaluation du nombre de victimes lors d’un conflit. Les méthodes employées par les ONG pour parvenir à un décompte sont diverses.

Pour calculer par exemple un taux de mortalité provoqué par une épidémie, les humanitaires utilisent la méthodologie des sondages : un “échantillon représentatif” de la population est sélectionné et interrogé sur les pertes subies dans une période donnée. Un ratio est alors trouvé. De même, les ONG qui interviennent dans les camps de réfugiés ont recours à ce type de procédés.

Une autre méthode consiste à compter le nombre de cadavres retrouvés après un combat, soit de visu, soit en cherchant les tombes fraiches dans un périmètre correspondant à celui des affrontements.

Enfin, certaines ONG utilisent un procédé plus indirect, qui repose sur des discussions avec des témoins oculaires. Cette méthode, fréquente, a l’inconvénient d’être forcément plus approximative car, comme l’explique le médecin Rony Brauman, ancien président de Médecins sans Frontières (MSF) :

On est souvent pris par un mouvement de sympathie vis-à-vis des gens qui rapportent des massacres.

Dans le cas de Duékoué, il est probable que l’ONG Caritas ait eu recours à ces témoignages pour parvenir au bilan de 1000 morts. Interrogés, les représentants du Secours Catholique, la branche française du réseau Caritas, et ceux de Caritas International n’étaient pas en mesure mercredi 6 avril de répondre à ces questions, les délégués de Caritas Côte d’Ivoire étant “injoignables depuis le 4 avril”.

Beaucoup d’ONG ne procèdent pas elles-mêmes à ces comptages, préférant s’appuyer – quand ils existent – sur les chiffres des Nations Unies ou du CICR. Ce dernier est la seule organisation humanitaire disposant d’un mandat de droit international issu des conventions de Genève. Sa mission est d’intervenir dans les crises humanitaires résultant de conflits armés internationaux ou nationaux. Sa neutralité est unanimement reconnue par l’ensemble des acteurs de l’humanitaire.

En Côte d’Ivoire, nombreux sont ceux qui n’accordent pas le même crédit aux informations provenant de l’ONU, considérée comme partie prenante du conflit.

Le CICR sort de sa réserve

Or, à la différence de certaines ONG, qui ont parfois une logique de communication alarmiste, il est peu fréquent que le CICR alerte l’opinion en publiant des chiffres. Pour Frédéric Joli, porte-parole de l’organisation en France, “dans le cas de Duékoué, nos délégués présents sur place ont recueilli des témoignages directs suffisamment alarmants pour qu’un décompte des morts soit effectué et que nous communiquions dessus.” C’est donc assez exceptionnel que le CICR sorte de sa réserve. Au Darfour par exemple, aucun chiffre des massacres n’avait été communiqué à chaud.

Les ONG et le CICR n’adoptent donc pas la même attitude face aux chiffres. Pour les premières, rendre compte de l’ampleur d’un massacre le plus rapidement possible permet parfois de justifier leur présence sur place et de disposer ainsi d’un argument de poids pour obtenir des fonds des bailleurs internationaux. Certaines visées politiques, assumées ou non, peuvent aussi sous-tendre ces annonces.

Dans le cas présent, cette bataille des chiffres intervient dans un contexte politique très tendu. Les massacres ont dans un premier temps été imputés aux partisans de Laurent Gbagbo avant que les forces de Ouattara, le candidat de la communauté internationale, soient accusées par l’Onuci d’être “en grande partie” responsables.

Une enquête internationale a été demandée. Il est fort probable qu’il se passe longtemps avant que l’on sache combien de gens sont morts à Duékoué entre le 27 et le 29 mars 2011.



Article initialement publié sur Youphil sous le titre : “Côte d’Ivoire : comment les ONG comptent les morts”

Photo FlickR by-sa Sunset Parkerpix

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Ces soldes au rayon justice qui provoquent l’ire des magistrats http://owni.fr/2011/02/15/ces-soldes-au-rayon-justice-qui-provoquent-l%e2%80%99ire-des-magistrats/ http://owni.fr/2011/02/15/ces-soldes-au-rayon-justice-qui-provoquent-l%e2%80%99ire-des-magistrats/#comments Tue, 15 Feb 2011 11:56:18 +0000 Michel Huyette (Paroles de juges) http://owni.fr/?p=46757 Il y a des jours comme cela. On croit avoir tout entendu, on croit ne plus être surpris par grand chose, mais il n’empêche que l’on sursaute, avant d’avoir envie de hausser le ton. Et c’est peu dire. Revenons un tout petit peu en arrière …

Voici quelques jours, un drame des plus épouvantables a secoué toute la France. Une jeune fille a été tuée dans des circonstances apparemment barbares , et un homme, présenté dans les medias comme le probable coupable, a été incarcéré. Aussitôt dans la bouche des élus il a été question de récidive, sans même qu’il soit démontré que tel était le cas, et, au plus haut sommet de l’Etat, une fois de plus, il a été promis la sanction des “responsables” de la justice et de la police.

Le Président de la République aurait dit notamment :

Quand on laisse sortir de prison un individu comme le présumé coupable sans s’assurer qu’il sera suivi par un conseiller d’insertion, c’est une faute. Ceux qui ont couvert ou laissé faire cette faute seront sanctionnés, c’est la règle

Les raisons de la colère? Le manque de personnels et les coupes dans le budget

Sauf que les éléments rapportés ces derniers jours nous apportent un éclairage bien différent.

Au service de probation du tribunal de grande instance de Nantes , il y aurait selon les informations apportées 16 travailleurs sociaux devant suivre chacun 181 personnes alors que la moyenne nationale est de 84 dossiers par fonctionnaire. A cause du manque majeur de personnel, à la date des faits 896 dossiers n’étaient pas traités, ce qui signifie que cela correspond à près de 900 personnes non suivies (L’Express). (Au même moment le service de probation d’un tribunal important de la région parisienne faisait savoir qu’il existe chez lui 600 dossiers non traités).

Notons en passant que l’individu arrêté faisait l’objet d’un sursis avec mise à l’épreuve pour outrage, ce qui est un très petit délit et peut expliquer, administrativement, que les agents de probation débordés aient privilégié les dossiers impliquant des individus condamnés pour des délits plus graves ou des crimes.

Il a été indiqué à plusieurs reprises que toute la chaîne hiérarchique, jusqu’au ministère de la justice, était totalement au courant et cela depuis longtemps. Pourtant, le ministère de la justice, tout en sachant qu’il manque un juge d’application des peines sur 5 (soit 20 % du personnel), aurait décidé en 2010 de ne pas nommer de quatrième magistrat (Le Point).

Dans un rapport parlementaire (n° 2378) du 15 juin 2005 un député de la majorité écrivait :

A cette faiblesse des effectifs des JAP (ndlr : Juge de l’application des peines) [3.5% des effectifs du corps - 680 dossiers suivis par juge] s’ajoute celle, tout aussi regrettable des services pénitentiaires d’insertion et de probation et des greffes sur lesquels ces juges s’appuient. Compte tenu de ce qui précède, votre rapporteur ne peut que plaider, une nouvelle fois, pour le renforcement drastique des moyens dévolus à l’exécution et à l’application des peines qui doivent être considérées comme une véritable priorité car, à défaut, c’est l’ensemble de l’édifice pénal qui s’en trouve fragilisé.

Le syndicat de la magistrature a rappelé dans un communiqué que “Par des rapports des 19 janvier et 22 octobre 2010, les juges de l’application des peines du tribunal de Nantes ont averti leur hiérarchie que l’absence, depuis un an, d’un quatrième juge de l’application des peines les obligeait à effectuer des choix de priorités”, autrement dit et en clair que tous les dossiers ne pouvaient pas être traités“, et que “Le 4 novembre 2010, le premier président de la cour d’appel de Rennes a répondu que malgré de multiples rapports et mises en garde de sa part, la chancellerie avait décidé de ne pas pourvoir le poste manquant de juge de l’application des peines de Nantes, qu’il n’était dès lors pas illégitime que les magistrats établissent des priorités de traitement des affaires et que leurs choix n’étaient pas inopportuns”.

L’union syndicale des magistrats a de son côté fait part de son “écoeurement”, et souligné que

800 dossiers ont, en outre, dû être laissés en souffrance, soit l’équivalent de 10 postes de conseillers d’insertion et de probation que le Ministère de la Justice a fait choix de laisser vacants à Nantes, malgré les rapports répétés des services.

C’est ensuite un syndicat de personnels de l’administration pénitentiaire qui a publié une lettre ouverte adressée au chef de l’Etat. On y lit notamment :

(..) L’inspection générale des services pénitentiaires était venue au SPIP (ndlr : Service pénitentiaire d’insertion et de probation) de Nantes, il y a quelques mois. Le manque de moyens conduisant à la mise en place, en concertation avec les autorités compétentes, de la mise au placard des dossiers que le service ne pouvait prendre en charge faute de moyens, était connu ! Cette situation, qui existe dans de nombreux services, a été dénoncée à de multiples reprises. (..) En novembre 2010, la CGT Pénitentiaire, en mouvement, demandait entre autres, le recrutement de 1000 travailleurs sociaux, conformément à l’étude de l’impact de la loi pénitentiaire ! Madame Michèle Alliot-Marie, Garde des Sceaux, nous avait gentiment dit que le ministère de la justice et l’administration pénitentiaire étaient des privilégiés : pas d’emplois supplémentaires, hormis les 40 recrutements de travailleurs sociaux pénitentiaires pour l’année 2011. (..) la politique pénale menée par les ministres obéissant à vos ordres, a engendré une surpopulation carcérale, sans recruter des fonctionnaires supplémentaires tant à l’administration pénitentiaire qu’à la Justice en général. (..) a famille de la victime doit savoir que les dysfonctionnements de la Justice ne sont pas le fait d’un fonctionnaire d’un SPIP ou d’ailleurs, d’un magistrat, mais que c’est le fait de la défaillance d’un système, celui de l’Etat qui s’est désengagé de ses obligations depuis de longues années.

Le 15 décembre 2010, le directeur inter-régional de l’administration pénitentiaire avait déjà alerté sur les manques en personnels, en ces termes : “Les difficultés en matière de ressources humaines au sein du ministère de la justice nous imposent d’opérer des choix en termes de répartition des effectifs ne permettant pas de satisfaire les besoins exprimés par chaque chef de service. Aujourd’hui c’est l’ensemble des services pénitentiaires d’insertion et de probation et les établissements qui se trouvent en sous-effectif, alors que la loi pénitentiaire vient ajouter de nouvelles missions aux compétences.” (Marianne)

Unanimité chez les magistrats et les fonctionnaires: tous derrière Nantes

De leur côté, profondément heurtés par les propos du chef de l’Etat, les magistrats et fonctionnaires du TGI de Nantes ont décidé de cesser (sauf urgences) toute activité juridictionnelle pendant au moins une semaine, ce qui, dans une sorte de mouvement désespéré de légitime défense, est plus que compréhensible. Et ils ont rédigé une motion dans laquelle ils écrivent notamment que :

(..) le poste de juge de l’application des peines que le ministère de la justice s’est engagé dans la précipitation à pourvoir et le contrat d’objectif décidé dans l’urgence sont un aveu clair de l’incurie des pouvoirs publics et démontrent que la situation déplorable de la justice aurait pu être évitée depuis longtemps.

La conférence des premiers présidents de cour d’appel a – ce qui est rare – publié un communiqué dans lequel il est écrit qu’elle “exprime sa vive préoccupation devant la tentation de reporter sur les magistrats et fonctionnaires, y compris à travers l’imputation de fautes disciplinaires, la responsabilité des difficultés de fonctionnement que connaissent les cours et tribunaux sous les effets conjugués des contraintes budgétaires et des charges nouvelles imposées par la succession des réformes législatives.”
Dans son sillage, la conférence des procureurs généraux a fait valoir, sur un ton inhabituellement clair pour des magistrats de haut rang soumis au pouvoir hiérarchique du ministère de la justice, qu’elle :

Regrette que la responsabilité de magistrats et fonctionnaires judiciaires et pénitentiaires, comme celle des officiers de police judiciaire, qui oeuvrent au service de leurs concitoyens avec courage et détermination, soit publiquement et immédiatement affirmée avant même la publication du résultat des inspections en cours; Assure de sa totale confiance les magistrats et fonctionnaires mis en cause, alors même qu’ils avaient alerté leur hiérarchie de leur situation de pénurie; Constate que paraissent ignorés les efforts anciens et significatifs des magistrats et fonctionnaires pour faire face à l’accroissement constant des charges résultant de l’augmentation du nombre d’affaires à traiter, de l’exigence de performances plus quantitatives que qualitatives et de réformes législatives ininterrompues et complexes, voire divergentes, en particulier en matière d’exécution et d’application des peines tandis que les moyens humains et matériels sont chaque jour plus contraints;

Souligne que cette situation ne permet plus à l’institution judiciaire de remplir intégralement ses missions, obligeant les magistrats et fonctionnaires à fixer des « priorités parmi les priorités »; Appelle en conséquence l’attention sur l’insuffisance critique de moyens qui, dans de nombreuses juridictions, engendre des situations à risque, en particulier dans les domaines de l’exécution et de l’application des peines; Ne méconnaît pas pour autant les mesures qu’il est de la responsabilité des magistrats et fonctionnaires de mettre en œuvre pour améliorer le service qu’ils doivent à leurs concitoyens (..)

Les conférences des présidents et des procureurs ont, ensemble, fait ” part de leur inquiétude devant la recherche systématique, fondée sur une analyse objectivement contestable, des responsabilités individuelles de magistrats et de fonctionnaires qui effectuent leurs missions avec dévouement et en fonction des moyens limités dont le Gouvernement et le Parlement dotent l’institution judiciaire”, et constaté que ” les restrictions budgétaires et la multiplicité des charges nouvelles confrontent les chefs de juridiction à l’impossibilité d’assurer toutes leurs obligations et les contraignent à des choix de gestion par nature insatisfaisants pour une bonne administration de la justice tant civile que pénale et les intérêts des justiciables.”

L’association des juges d’application de peines a diffusé un communiqué de presse

Les enseignants des facultés de droit ont à leur tour voulu faire connaître leur point de vue.

Levée de boucliers chez les familles de victimes

Il est particulièrement intéressant, au vu du drame qui est en partie à l’origine de la polémique, de connaître l’avis de deux grandes associations de victimes, qui ont publié un communiqué dans lequel elles écrivent, notamment :

“elles demandent que les paroles du président de la République réclamant des sanctions pour les responsables des dysfonctionnements du suivi de l’assassin présumé de la jeune Laëtitia, soient traduites en actes. En effet, il apparaît que les responsables en question, ce sont essentiellement les représentants du pouvoir exécutif qui avaient été avertis du manque de moyens de la juridiction nantaise et des difficultés de celle-ci à suivre tous les dossiers des détenus en liberté conditionnelle”,

que ” Les responsables de l’exécutif, pourtant parfaitement informés de la situation délétère dans laquelle sont plongés les services de la probation et de l’insertion, n’ont pris aucune mesure pour y remédier. Pire, obnubilés par la réduction des dépenses publiques et la diminution du nombre de fonctionnaires, ils n’ont fait ces dernières années qu’aggraver la situation”,

que ” Trois rapports officiels, en effet, ont conclu au nécessaire renforcement des effectifs de conseillers d’insertion et de probation (CIP) : le rapport Warsmann en 2003 qui préconisait la création de 3000 postes, le rapport Lamanda en 2008 qui réclamait d’augmenter sensiblement les effectifs de l’insertion et de la probation et, plus récemment, le sénateur UMP Lecerf, rapporteur de la dernière loi pénitentiaire, qui, en 2009, estimait qu’il fallait la création de 1000 postes de CIP, la loi de finances de 2010 n’en prévoira que 260″,

que “Le problème des moyens se pose en fait d’un bout à l’autre du système judiciaire, des juges d’instruction aux juges d’application des peines : 100 000 peines de prison non exécutées, des prisons qui sont une honte pour notre pays et qui, du fait de la surpopulation carcérale et de l’absence de moyens pour le suivi des détenus se transforment en véritables écoles du crime”,

que ” Monsieur Sarkozy préfère rejeter la faute sur les « lampistes » plutôt que d’assumer les conséquences de ses choix politiques. Il est plus facile de surfer sur l’émotion de l’opinion à chaque fois qu’un drame horrible se produit, en désignant des boucs émissaires, que de reconnaître ses propres erreurs d’appréciation et de remédier à la situation en prenant les mesures concrètes dont le système judiciaire a besoin et qui seules permettront de prévenir la survenue d’autres drames dans le futur”,

que ” L’ANDEVA et la FNATH demandent que le gouvernement cesse ses attaques incessantes contre le système judiciaire, qu’il cesse de se précipiter sur chaque crime odieux dans le seul souci de l’exploiter politiquement dans sa lutte contre les magistrats, sans jamais apporter le moindre remède concret aux difficultés pourtant évidentes dont souffre le système judiciaire français”,

enfin que “L’intérêt des victimes, et plus généralement des citoyens, est d’avoir une justice indépendante, responsable et respectée, disposant des moyens nécessaires à son exercice. Force est de constater que ce n’est pas le cas actuellement et que le système judiciaire ne dispose ni du soutient politique ni des moyens lui permettant de remplir pleinement son rôle”.

Résumons tout ce qui précède : la situation catastrophique du service d’application des peines du TGI de Nantes est connue depuis longtemps, mais le ministère de la justice a choisi, en pleine connaissance de cause et en étant conscient des risques encourus, de ne pas y affecter le personnel nécessaire.

“C’est alors que l’inacceptable rejoint l’injuste”

Mais allons encore un peu plus loin car, d’une certaine façon, ce qui atteint l’institution judiciaire, à Nantes, n’est que l’un des arbres de la même forêt.
Que signifie tout ceci ?

Que de nos jours ceux qui, au moment de la préparation et du vote des budgets, décident en pleine connaissance de cause de réduire et limiter les moyens des services publics, n’hésiteront jamais, même en cas de dysfonctionnement découlant essentiellement de l’insuffisance de ces moyens, à désigner comme seuls coupables et comme boucs-émissaires des professionnels étranglés par l’ampleur de leurs missions et incapables de faire mieux quelle que soit leur bonne volonté.

D’un point de vue psychologique cela est relativement aisé à décrypter. En effet quand, comme à Nantes, il semble que la réduction du budget ait entraîné une réduction insupportable des effectifs et que les coupes financières soient à l’origine d’un dysfonctionnement, l’Etat n’a que deux solutions : soit reconnaître qu’il est responsable des choix budgétaires et des décisions permanentes de réduction des moyens humains et financiers des services publics, donc que c’est lui le principal responsable quand la machine ne fonctionne plus, soit essayer, en jouant sur l’émotion pour dissimuler le stratagème tout de même un peu grossier, de trouver un tiers qui puisse être vu comme responsable à sa place.

C’est pas moi, parce que je veux pas que ce soit moi, alors forcément c’est les autres. Un grand classique que l’on voudrait voir limité à la cour des collèges.

L’enjeu n’est donc pas autour de la justice. Tous les professionnels de tous les services publics  ( la santé, éducation nationale, services sociaux, police et gendarmerie etc..), en tous cas tous ceux dont l’activité professionnelle peut présenter des risques importants pour eux ou pour des tiers, doivent comprendre que demain encore plus qu’hier ils sont susceptibles d’être désignés comme responsables en cas de problème grave, et cela peu important la situation réelle à laquelle ils doivent faire face.

C’est alors que l’inacceptable rejoint l’injuste. C’est alors qu’apparaît, à travers des dénonciations injustifiées, un véritable mépris pour des professionnels qui ne demandent pas mieux que d’offrir le meilleur service possible à leurs concitoyens. Sans doute y a-t-il bien longtemps que l’on sait que politique et morale sont deux termes inconciliables. Mais quand mensonges et mépris se conjuguent il n’est plus possible de se taire.

Billet initialement publié sur Paroles de juge sous le titre De la récidive au moyen des services publics: entre mensonges et mépris et sur OWNIpolitics

Illustrations Flickr CC ScottMontreal, Marisseay, Sercasey et Stuant63

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http://owni.fr/2011/02/15/ces-soldes-au-rayon-justice-qui-provoquent-l%e2%80%99ire-des-magistrats/feed/ 3
Ces soldes au rayon justice qui provoquent l’ire des magistrats http://owni.fr/2011/02/08/juge-et-justice-pour-demain/ http://owni.fr/2011/02/08/juge-et-justice-pour-demain/#comments Tue, 08 Feb 2011 19:34:31 +0000 Michel Huyette (Paroles de juges) http://owni.fr/?p=37987 Il y a des jours comme cela. On croit avoir tout entendu, on croit ne plus être surpris par grand chose, mais il n’empêche que l’on sursaute, avant d’avoir envie de hausser le ton. Et c’est peu dire. Revenons un tout petit peu en arrière …

Voici quelques jours, un drame des plus épouvantables a secoué toute la France. Une jeune fille a été tuée dans des circonstances apparemment barbares (1), et un homme, présenté dans les medias comme le probable coupable, a été incarcéré. Aussitôt dans la bouche des élus il a été question de récidive, sans même qu’il soit démontré que tel était le cas, et, au plus haut sommet de l’Etat, une fois de plus, il a été promis la sanction des “responsables” de la justice et de la police.

Le président de la République (2) aurait dit notamment :

Quand on laisse sortir de prison un individu comme le présumé coupable sans s’assurer qu’il sera suivi par un conseiller d’insertion, c’est une faute. Ceux qui ont couvert ou laissé faire cette faute seront sanctionnés, c’est la règle

Les raisons de la colère? Le manque de personnels et les coupes dans le budget

Sauf que les éléments rapportés ces derniers jours nous apportent un éclairage bien différent.
Au service de probation du tribunal de grande instance de Nantes (3), il y aurait selon les informations apportées 16 travailleurs sociaux devant suivre chacun 181 personnes alors que la moyenne nationale est de 84 dossiers par fonctionnaire. A cause du manque majeur de personnel, à la date des faits 896 dossiers n’étaient pas traités, ce qui signifie que cela correspond à près de 900 personnes non suivies (L’Express). (Au même moment le service de probation d’un tribunal important de la région parisienne faisait savoir qu’il existe chez lui 600 dossiers non traités).

Notons en passant que l’individu arrêté faisait l’objet d’un sursis avec mise à l’épreuve pour outrage, ce qui est un très petit délit et peut expliquer, administrativement, que les agents de probation débordés aient privilégié les dossiers impliquant des individus condamnés pour des délits plus graves ou des crimes.

Il a été indiqué à plusieurs reprises que toute la chaîne hiérarchique, jusqu’au ministère de la justice, était totalement au courant et cela depuis longtemps. Pourtant, le ministère de la justice, tout en sachant qu’il manque un juge d’application des peines sur 5 (soit 20 % du personnel), aurait décidé en 2010 de ne pas nommer de quatrième magistrat (Le Point).

Dans un rapport parlementaire (n° 2378) du 15 juin 2005 un député de la majorité écrivait :

A cette faiblesse des effectifs des JAP [3.5% des effectifs du corps - 680 dossiers suivis par juge] s’ajoute celle, tout aussi regrettable des services pénitentiaires d’insertion et de probation et des greffes sur lesquels ces juges s’appuient. Compte tenu de ce qui précède, votre rapporteur ne peut que plaider, une nouvelle fois, pour le renforcement drastique des moyens dévolus à l’exécution et à l’application des peines qui doivent être considérées comme une véritable priorité car, à défaut, c’est l’ensemble de l’édifice pénal qui s’en trouve fragilisé.

Le syndicat de la magistrature a rappelé dans un communiqué que “Par des rapports des 19 janvier et 22 octobre 2010, les juges de l’application des peines du tribunal de Nantes ont averti leur hiérarchie que l’absence, depuis un an, d’un quatrième juge de l’application des peines les obligeait à effectuer des choix de priorités”, autrement dit et en clair que tous les dossiers ne pouvaient pas être traités“, et que “Le 4 novembre 2010, le premier président de la cour d’appel de Rennes a répondu que malgré de multiples rapports et mises en garde de sa part, la chancellerie avait décidé de ne pas pourvoir le poste manquant de juge de l’application des peines de Nantes, qu’il n’était dès lors pas illégitime que les magistrats établissent des priorités de traitement des affaires et que leurs choix n’étaient pas inopportuns”.

L’union syndicale des magistrats a de son côté fait part de son “écoeurement”, et souligné que (4)

800 dossiers ont, en outre, dû être laissés en souffrance, soit l’équivalent de 10 postes de conseillers d’insertion et de probation que le Ministère de la Justice a fait choix de laisser vacants à Nantes, malgré les rapports répétés des services.

C’est ensuite un syndicat de personnels de l’administration pénitentiaire qui a publié une lettre ouverte adressée au chef de l’Etat. On y lit notamment :

(..) L’inspection générale des services pénitentiaires était venue au SPIP de Nantes, il y a quelques mois. Le manque de moyens conduisant à la mise en place, en concertation avec les autorités compétentes, de la mise au placard des dossiers que le service ne pouvait prendre en charge faute de moyens, était connu ! Cette situation, qui existe dans de nombreux services, a été dénoncée à de multiples reprises. (..) En novembre 2010, la CGT Pénitentiaire, en mouvement, demandait entre autres, le recrutement de 1000 travailleurs sociaux, conformément à l’étude de l’impact de la loi pénitentiaire ! Madame Michèle Alliot-Marie, Garde des Sceaux, nous avait gentiment dit que le ministère de la justice et l’administration pénitentiaire étaient des privilégiés : pas d’emplois supplémentaires, hormis les 40 recrutements de travailleurs sociaux pénitentiaires pour l’année 2011. (..) la politique pénale menée par les ministres obéissant à vos ordres, a engendré une surpopulation carcérale, sans recruter des fonctionnaires supplémentaires tant à l’administration pénitentiaire qu’à la Justice en général. (..) a famille de la victime doit savoir que les dysfonctionnements de la Justice ne sont pas le fait d’un fonctionnaire d’un SPIP ou d’ailleurs, d’un magistrat, mais que c’est le fait de la défaillance d’un système, celui de l’Etat qui s’est désengagé de ses obligations depuis de longues années.

Le 15 décembre 2010, le directeur inter-régional de l’administration pénitentiaire avait déjà alerté sur les manques en personnels, en ces termes : “Les difficultés en matière de ressources humaines au sein du ministère de la justice nous imposent d’opérer des choix en termes de répartition des effectifs ne permettant pas de satisfaire les besoins exprimés par chaque chef de service. Aujourd’hui c’est l’ensemble des services pénitentiaires d’insertion et de probation et les établissements qui se trouvent en sous-effectif, alors que la loi pénitentiaire vient ajouter de nouvelles missions aux compétences.” (Marianne)

Unanimité chez les magistrats et les fonctionnaires: tous derrière Nantes

De leur côté, profondément heurtés par les propos du chef de l’Etat, les magistrats et fonctionnaires du TGI de Nantes ont décidé de cesser (sauf urgences) toute activité juridictionnelle pendant au moins une semaine, ce qui, dans une sorte de mouvement désespéré de légitime défense, est plus que compréhensible. Et ils ont rédigé une motion dans laquelle ils écrivent notamment que (5) :

(..) le poste de juge de l’application des peines que le ministère de la justice s’est engagé dans la précipitation à pourvoir et le contrat d’objectif décidé dans l’urgence sont un aveu clair de l’incurie des pouvoirs publics et démontrent que la situation déplorable de la justice aurait pu être évitée depuis longtemps.

La conférence des premiers présidents de cour d’appel a – ce qui est rare – publié un communiqué dans lequel il est écrit qu’elle “exprime sa vive préoccupation devant la tentation de reporter sur les magistrats et fonctionnaires, y compris à travers l’imputation de fautes disciplinaires, la responsabilité des difficultés de fonctionnement que connaissent les cours et tribunaux sous les effets conjugués des contraintes budgétaires et des charges nouvelles imposées par la succession des réformes législatives.”
Dans son sillage, la conférence des procureurs généraux a fait valoir, sur un ton inhabituellement clair pour des magistrats de haut rang soumis au pouvoir hiérarchique du ministère de la justice, qu’elle :

Regrette que la responsabilité de magistrats et fonctionnaires judiciaires et pénitentiaires, comme celle des officiers de police judiciaire, qui oeuvrent au service de leurs concitoyens avec courage et détermination, soit publiquement et immédiatement affirmée avant même la publication du résultat des inspections en cours; Assure de sa totale confiance les magistrats et fonctionnaires mis en cause, alors même qu’ils avaient alerté leur hiérarchie de leur situation de pénurie; Constate que paraissent ignorés les efforts anciens et significatifs des magistrats et fonctionnaires pour faire face à l’accroissement constant des charges résultant de l’augmentation du nombre d’affaires à traiter, de l’exigence de performances plus quantitatives que qualitatives et de réformes législatives ininterrompues et complexes, voire divergentes, en particulier en matière d’exécution et d’application des peines tandis que les moyens humains et matériels sont chaque jour plus contraints;

Souligne que cette situation ne permet plus à l’institution judiciaire de remplir intégralement ses missions, obligeant les magistrats et fonctionnaires à fixer des « priorités parmi les priorités »; Appelle en conséquence l’attention sur l’insuffisance critique de moyens qui, dans de nombreuses juridictions, engendre des situations à risque, en particulier dans les domaines de l’exécution et de l’application des peines; Ne méconnaît pas pour autant les mesures qu’il est de la responsabilité des magistrats et fonctionnaires de mettre en œuvre pour améliorer le service qu’ils doivent à leurs concitoyens (..)

Les conférences des présidents et des procureurs ont, ensemble, fait ” part de leur inquiétude devant la recherche systématique, fondée sur une analyse objectivement contestable, des responsabilités individuelles de magistrats et de fonctionnaires qui effectuent leurs missions avec dévouement et en fonction des moyens limités dont le Gouvernement et le Parlement dotent l’institution judiciaire”, et constaté que ” les restrictions budgétaires et la multiplicité des charges nouvelles confrontent les chefs de juridiction à l’impossibilité d’assurer toutes leurs obligations et les contraignent à des choix de gestion par nature insatisfaisants pour une bonne administration de la justice tant civile que pénale et les intérêts des justiciables.”

L’association des juges d’application de peines a diffusé un communiqué de presse

Les enseignants des facultés de droit ont à leur tour voulu faire connaître leur point de vue.

Levée de boucliers chez les familles de victimes

Il est particulièrement intéressant, au vu du drame qui est en partie à l’origine de la polémique, de connaître l’avis de deux grandes associations de victimes, qui ont publié un communiqué dans lequel elles écrivent, notamment :

“elles demandent que les paroles du président de la République réclamant des sanctions pour les responsables des dysfonctionnements du suivi de l’assassin présumé de la jeune Laëtitia, soient traduites en actes. En effet, il apparaît que les responsables en question, ce sont essentiellement les représentants du pouvoir exécutif qui avaient été avertis du manque de moyens de la juridiction nantaise et des difficultés de celle-ci à suivre tous les dossiers des détenus en liberté conditionnelle”,

que ” Les responsables de l’exécutif, pourtant parfaitement informés de la situation délétère dans laquelle sont plongés les services de la probation et de l’insertion, n’ont pris aucune mesure pour y remédier. Pire, obnubilés par la réduction des dépenses publiques et la diminution du nombre de fonctionnaires, ils n’ont fait ces dernières années qu’aggraver la situation”,

que ” Trois rapports officiels, en effet, ont conclu au nécessaire renforcement des effectifs de conseillers d’insertion et de probation (CIP) : le rapport Warsmann en 2003 qui préconisait la création de 3000 postes, le rapport Lamanda en 2008 qui réclamait d’augmenter sensiblement les effectifs de l’insertion et de la probation et, plus récemment, le sénateur UMP Lecerf, rapporteur de la dernière loi pénitentiaire, qui, en 2009, estimait qu’il fallait la création de 1000 postes de CIP, la loi de finances de 2010 n’en prévoira que 260″,

que “Le problème des moyens se pose en fait d’un bout à l’autre du système judiciaire, des juges d’instruction aux juges d’application des peines : 100 000 peines de prison non exécutées, des prisons qui sont une honte pour notre pays et qui, du fait de la surpopulation carcérale et de l’absence de moyens pour le suivi des détenus se transforment en véritables écoles du crime”,

que ” Monsieur Sarkozy préfère rejeter la faute sur les « lampistes » plutôt que d’assumer les conséquences de ses choix politiques. Il est plus facile de surfer sur l’émotion de l’opinion à chaque fois qu’un drame horrible se produit, en désignant des boucs émissaires, que de reconnaître ses propres erreurs d’appréciation et de remédier à la situation en prenant les mesures concrètes dont le système judiciaire a besoin et qui seules permettront de prévenir la survenue d’autres drames dans le futur”,

que ” L’ANDEVA et la FNATH demandent que le gouvernement cesse ses attaques incessantes contre le système judiciaire, qu’il cesse de se précipiter sur chaque crime odieux dans le seul souci de l’exploiter politiquement dans sa lutte contre les magistrats, sans jamais apporter le moindre remède concret aux difficultés pourtant évidentes dont souffre le système judiciaire français”,

enfin que “L’intérêt des victimes, et plus généralement des citoyens, est d’avoir une justice indépendante, responsable et respectée, disposant des moyens nécessaires à son exercice. Force est de constater que ce n’est pas le cas actuellement et que le système judiciaire ne dispose ni du soutient politique ni des moyens lui permettant de remplir pleinement son rôle”.

Résumons tout ce qui précède : la situation catastrophique du service d’application des peines du TGI de Nantes est connue depuis longtemps, mais le ministère de la justice a choisi, en pleine connaissance de cause et en étant conscient des risques encourus, de ne pas y affecter le personnel nécessaire. (6)

“C’est alors que l’inacceptable rejoint l’injuste”

Mais allons encore un peu plus loin car, d’une certaine façon, ce qui atteint l’institution judiciaire, à Nantes, n’est que l’un des arbres de la même forêt.
Que signifie tout ceci ?

Que de nos jours ceux qui, au moment de la préparation et du vote des budgets, décident en pleine connaissance de cause de réduire et limiter les moyens des services publics, n’hésiteront jamais, même en cas de dysfonctionnement découlant essentiellement de l’insuffisance de ces moyens, à désigner comme seuls coupables et comme boucs-émissaires des professionnels étranglés par l’ampleur de leurs missions et incapables de faire mieux quelle que soit leur bonne volonté.

D’un point de vue psychologique cela est relativement aisé à décrypter. En effet quand, comme à Nantes, il semble que la réduction du budget ait entraîné une réduction insupportable des effectifs et que les coupes financières soient à l’origine d’un dysfonctionnement, l’Etat n’a que deux solutions : soit reconnaître qu’il est responsable des choix budgétaires et des décisions permanentes de réduction des moyens humains et financiers des services publics, donc que c’est lui le principal responsable quand la machine ne fonctionne plus, soit essayer, en jouant sur l’émotion pour dissimuler le stratagème tout de même un peu grossier, de trouver un tiers qui puisse être vu comme responsable à sa place.

C’est pas moi, parce que je veux pas que ce soit moi, alors forcément c’est les autres. Un grand classique que l’on voudrait voir limité à la cour des collèges.

L’enjeu n’est donc pas autour de la justice. Tous les professionnels de tous les services publics  ( la santé, éducation nationale, services sociaux, police et gendarmerie etc..), en tous cas tous ceux dont l’activité professionnelle peut présenter des risques importants pour eux ou pour des tiers, doivent comprendre que demain encore plus qu’hier ils sont susceptibles d’être désignés comme responsables en cas de problème grave, et cela peu important la situation réelle à laquelle ils doivent faire face.

C’est alors que l’inacceptable rejoint l’injuste. C’est alors qu’apparaît, à travers des dénonciations injustifiées, un véritable mépris pour des professionnels qui ne demandent pas mieux que d’offrir le meilleur service possible à leurs concitoyens. Sans doute y a-t-il bien longtemps que l’on sait que politique et morale sont deux termes inconciliables. Mais quand mensonges et mépris se conjuguent il n’est plus possible de se taire.


1. Le corps de cette jeune fille a été découpé avant d’être dispersé.
2. Si le sujet n’était pas si sérieux la phrase semblerait amusante. Il est en effet suggéré de garder les condamnés en prison, même quand ils ont effectué l’intégralité de leur peine, tant qu’il n’y a pas assez d’agents de probation pour s’occuper de tous !  Autrement dit, vous êtes condamné à 2 années de prison dont 1 année avec sursis, vous faites 365 jours de prison, mais comme vous êtes à nantes et qu’il n’y a pas d’agent de probation pour vous suivre, en attendant que les effectifs augmentent vous faites une 2ème, puis une 3ème, puis une 4ème…. année de prison.
3. Les services d’exécution des peines comprennent notamment un ou plusieurs juges d’application des peines, ainsi que des agents affectés au service de probation.
4. L’USMA a aussi publié un livre blanc sur l’état de la justice, que vous trouverez ici.
5. D’autres tribunaux ont adopté des motions semblables.
6. A la question qui lui était posée à l’Assemblée nationale le 2 novembre 2010 sur l’insuffisance des effectifs dans les services de probation la ministre de la justice d’alors a répondu : “Vous estimez le nombre supplémentaire de SPIP insuffisant. Ce n’est pas notre analyse au ministère où plusieurs réunions de travail ont eu lieu sur ce sujet : ce que nous avons prévu semble correspondre aux besoins.”……

Billet initialement publié sur Paroles de juges sous le titre De la récidive au moyen des services publics: entre mensonges et mépris

Illustrations Flickr CC ScottMontreal, Marisseay, Sercasey et Stuant63

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