OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Journalisme et techno : la copulation est-elle possible ? http://owni.fr/2010/12/03/journalisme-et-techno-la-copulation-est-elle-possible/ http://owni.fr/2010/12/03/journalisme-et-techno-la-copulation-est-elle-possible/#comments Fri, 03 Dec 2010 14:56:02 +0000 Florian Pittion-Rossillon http://owni.fr/?p=28615 Précaution liminaire : ne pas confondre journalisme techno et journalisme sur la techno. Ce dernier existe depuis les articles sur les premières raves françaises. En France, la presse gay fut aux avant-postes (Didier Lestrade en tête), comme la presse branchée (Actuel). La presse spécialisée à suivi (Trax, Tsugi), et a vécu (DJ Mix, DJ News, Coda). Et Libération doit à Eric Dahan d’avoir rempli ses pages de beats bien raides. A l’étranger, on peut lire Core Mag (papier + web) ou Resident Advisor (web).

Il est plutôt ici question de journalisme techno en tant qu’écriture façonnée par les spécificités musicales et culturelles du genre en question. Bien entendu, des plumes se sont exprimées, les plus brillantes d’entre elles restant confinées aux fiévreuses 90’s (Michel Thévenin ou Liza N Eliaz dans le Coda des débuts) ou à quelques successeur en forme de webzines ou blogs (l’inégalé Dr Venkman sur Signal-Zero). Et force est de constater que cette pratique reste confidentielle.

La cause en est simple : aujourd’hui l’écriture musicale doit illustrer des guides de consommation. D’où ce format répandu de chroniques de disques proportionnellement bien garnies du chapelet des titres composant l’album, ainsi que leurs particularités. Il faut des accroches, des ancres commerciales, un rappel du titre du single. A lire dans n’importe quel hebdo culturel.

L’exécution idéale des partitions électroniques

Or les formats techno ne donnent pas prise à cette écriture. La techno, ce sont des milliers de morceaux produits chaque année par des producteurs généralement pas connus, joués par des DJ généralement pas connus, dans une multitude d’évènements généralement pas connus. Alors ça ne passe ni sur RTL, ni sur Oui FM, ni même chez Bernard Lenoir sur France Inter. Difficile à panéliser, tout ça.
Dans la techno, tout vient du dancefloor et tout y est voué. Cette musique est centrée sur l’évènement et pas sur sa diffusion media, car seul l’évènement réunit les conditions d’exécution idéale des partitions électroniques. Même si, logiquement, l’industrie a exercé ses pressions pour façonner l’écosystème techno. Exemple.

En soirée, jouer le CD d’un mix préenregistré assorti d’une bonne gestuelle dite des « bras levés » peut faire l’affaire.

La techno pose plusieurs problèmes à un business musical industrialisé, en premier chef le postulat d’une distinction entre l’auteur d’une œuvre (le compositeur/producteur) et son interprète public (DJ). Qui est la star à exposer le dimanche après-midi chez Michel Drucker ? Choix difficile ayant entraîné une simplification extrême, d’où le syndrome du « producteur-qui-mixe » : l’exposition au public de l’auteur d’un tube. Auteur parfois judicieusement initié aux bases du mix, voire pas initié du tout : en soirée, jouer le CD d’un mix préenregistré assorti d’une bonne gestuelle dite des « bras levés » peut faire l’affaire. Ce qui compte est moins les qualités de DJ que l’effet d’annonce de la présence sur tel évènement de l’auteur d’un tube. La plupart des DJ stars sont des producteurs qui mixent, dont les singles se vendent (un peu) et se diffusent individuellement, sans avoir à être enchâssés dans des mix joués à 4h du matin loin des pantoufles.

La foudre née du mix

Plus largement, ce qui est montré en matière d’évènement techno relève de formats adaptés à un entertainment passé à l’équarrissage mainstream : montrer des DJ stars bisant des VIP… Hors la vraie star d’un évènement techno, c’est le dancefloor. Donc le journalisme techno, c’est raconter le dancefloor, où tout prend sa source. Le journaliste techno est un reporter sur le théâtre des opérations festives. Argh, comment faire…
A la base d’un dancefloor dynamique, vivant, coloré, dansant, sexy, bref, festif : la confrontation chaleureuse des énergies émulées. D’un côté, un DJ propulsant la foudre née du mix de deux morceaux dans un système de sonorisation orienté vers le dancefloor en tant qu’espace. De l’autre, des groupes d’individus s’agglomérant pour une minute ou pour une nuit pour composer le dancefloor en tant qu’être collectif. Au milieu, la fête techno comme succession de fugacités ordonnées, agencées et orientées vers un pic. Fugacité des tracks, des DJ, des rencontres. Le journalisme techno, c’est raconter des fêtes du point de vue du dancefloor, en distinguant certaines fulgurances sans les starifier.

Facile de comprendre que la marchandisation des éclats atomisés d’un tout éphémère n’est pas intéressant pour un système avide de codes-barres. Alors pas besoin d’exposer cela à un grand public choyé selon les méthodes romaines du panem & circenses (du pain et des jeux).
Difficulté supplémentaire : déjà incompatible avec les logiques industrielles de l’amusement des masses, la techno n’a, de plus, jamais produit de culture propre, identifiable et facilement reproductible. Ce qui tient lieu de culture techno a récemment pris une nouvelle tournure avec les réseaux sociaux, royaumes de l’expression fugace d’émotions éphémères. Le journalisme techno peut donc émerger grâce à des supports véhiculant au mieux une des spécificités d’une fête techno : le transport instantané des fragments d’une pensée devenue liquide, puis énergie.

La fête techno est un Facebook-de-la-vraie-vie où les individus glorifiés s’entrechoquent et se fondent dans un tout kaléidoscopique. A ceci près qu’aucun réseau social n’emmène son audience comme un seul bloc vers un pic orgasmique.

PARTY TIIIIIIIIME !

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Cet article a été initialement publié sur Culture DJ

Photos CC Flickr : CairoCarol, Roadsidepictures, from the field

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Le journalisme selon Hunter S. Thompson http://owni.fr/2010/08/01/le-journalisme-selon-hunter-s-thompson/ http://owni.fr/2010/08/01/le-journalisme-selon-hunter-s-thompson/#comments Sun, 01 Aug 2010 15:22:00 +0000 JCFeraud http://owni.fr/?p=23581 Depuis ce billet en forme d’hommage à la prose hallucinée de Hunter S. Thompson – “I wanna be a Gonzo journalist” – vous connaissez ma passion pour ce bon vieux “Duke”, auteur entre autres des génialissimes “Hell’s Angels” et “Fear and Loathing in Las Vegas”. A la faveur des vacances, je relis donc les œuvres complètes de Doc Hunter, inventeur dans le sillage de Tom Wolfe (“L’Etoffe des Héros”, “Le Bûcher des Vanités”…) d’une nouvelle forme de narration journalistique à mi-chemin entre fanzine et littérature… Ça vous regonfle à bloc un journaliste-blogueur bousillé ;) Je me suis aussi replongé dans l’excellente biographie du grand homme signée William Mc Keen: “Journaliste et hors-la-loi” (Editions Tristam). Rien que le titre donne envie !

Mais c’est en lisant cette phrase…

Je n’ai pas encore trouvé de dope qui puisse vous faire monter aussi haut qu’être assis à un bureau à écrire

… que m’est venue l’idée de vous proposer un petit précis de journalisme Gonzo à partir de quelques citations extraites de cet ouvrage précieux… Ceux qui suivent mon compte Twitter y reconnaîtront l’un de mes épisodes prosélytes maniaques. Pour les autres le tour de manège est gratuit. Place donc au journalisme selon Hunter en six leçons !

Les yeux très grand ouverts...

1) Ouvrir grand les yeux

Le BA à BA du journalisme, mais qui prend encore vraiment le temps d’ouvrir grand les yeux aujourd’hui à l’ère du journalisme Shiva ? “Il ne prenait pas de notes mais il observait et se souvenait bien des choses” (…) “Il était toujours extrêmement tendu, grave sur les nerfs et aussi très concentré, d’une manière que seul quelqu’un ayant ce sens de l’observation peut imaginer” (témoignage de William Greider du “Washington Post”)

2) Chercher la vérité en toutes choses

“La brillance de Hunter et de son journalisme demi-halluciné, c’est qu’il donnait la vérité des choses. Il exagérait, décrivait des luttes titanesques (…) c’était excessif, mais vrai en un sens plus profond” (William Greider du Washington Post)

Bien sûr en cherchant la Vérité avec arrogance et folie, Hunter ne se fit pas que des amis. Voilà ce qu’il disait de ses confrères journalistes : “Il n’y avait pas de place dans leur univers plein de suffisance pour un homme méprisant la médiocrité – qui ne permettait à rien ni à personne de se mettre en travers de la vérité. Le monde de la grande presse américaine était une plaisanterie débile, le cimetière ultime des marchands de ragots et de ballots prétentieux”.

3) Ecouter ses visions comme un Shaman indien

“Hunter Thompson apprit à imiter dans sa prose l’effet explosif des drogues sur l’esprit” (le critique littéraire Morris Dickstein).

Ce n’est pas un scoop Hunter Thompson prenait de tout : amphet, mescaline, dexedrine, LSD, Tequila… ce n’est pas à recommander. Intrinséquement defoncé, son journalisme n’en était pas moins utile et virtuose. S’il fallait en retenir quelque chose, c’est le fait d’écouter sa vision subjective de la réalité à partir de l’observation des faits et de laisser rouler ! Le lecteur suivra ou ne suivra pas…et alors ?

4) S’abandonner à l’écriture automatique hallucinée

En l’espèce, l’écriture automatique était donc la plus puissante drogue à laquelle Doc Thompson s’adonnait:
“Il avait cette espèce de décharge électrique et se mettait à taper. Une phrase, puis il attendait de nouveau. Il avait une nouvelle décharge et il tapait une autre phrase” (…) “Ses textes lui venaient comme autant de visions et non d’un travail journalistique approfondi” (témoignage de son collègue de “Rolling Stone” Tim Crouse)

5) Imposer son style et atomiser les codes du journalisme standardisé

Dans ses transes éditoriales, qu’il soit sobre ou sous influence, Hunter S.Thompson a bel et bien inventé une nouvelle écriture journalistique (?) alliant fulgurances stylistiques et folie furieuse. Dans le déluge crépitant sur sa machine à écrire Selectric, il avait toujours le souci du mot juste, de l’image vraie, puissante et efficace. Voilà ce qu’il disait lui-même de sa trouvaille : “Je suis fichtrement accro à mon nouveau style (…). Un journaliste plongé dans le Gonzo est comme un junkie ou un chien minable. Il n’y a pas de remède connu”.

Son “New Journalism” suscita autant l’admiration jalouse de ses confrères que le respect stupéfait des milieux littéraires : “En pleine forme Thompson faisait étalage de l’un des rares styles originaux de ces cernières années, un style reposant, de manière presque délirante, sur l’insulte, les vitupérations et un flot d’inventions, à un degré sans précédent depuis Céline” (le critique littéraire Morris Dickstein).

“La méthode Hunter, c’est du hooliganisme mais de la meilleure sorte. Il s’agit d’ébranler les gens” (le dessinateur de presse Ralph Steadman)

6) Avoir un rédacteur en chef aux petits soins et TRÈS compréhensif (on peut rêver)

Passons sur le fait que le Doc pouvait rendre sa copie avec des mois de retard, qu’il forçait la porte de ses employeurs (“The Nation”, “Rolling Stone”, “Playboy”…) ivre et titubant, vétu d’un short et d’une chemise hawaïenne, coiffé parfois d’une perruque blonde ou brandissant une arme chargée, qu’il battait tous les records de notes de frais éthylo-narcotiques… A elles seules, ses méthodes de travail épuisaient ceux qui étaient chargés de le relire et de le publier :

“Une bonne part de ce qu’il écrivait arrivait sous forme d’inserts. Rien que ça, pas de fil conducteur, pas de conclusion, et il nous fallait les déplacer comme ci ou comme ça jusqu’à ce qu’on parvienne à une mosaïque qui nous plaise” (Charles Perry, responsable de la copie chez “Rolling Stones”)

“Il avait aussi besoin qu’on lui dise : Continue dans cette direction… arrête d’aller vers celle-là, ça ne donne rien. Il fallait le guider parcequ’il travaillait contre la montre (…). C’était comme être le manager d’un boxeur, ou diriger une tournée. Mon rôle avec lui allait de l’édition ligne à ligne à la gestion de la tournée” (Jann Wenner, rédacteur en chef de “Rolling Stone”).

Défoncée, cynique, ricanante, mais éminement sincère et VRAIE, la méthode Hunter est évidemment aux antipodes de ce qu’on apprend aux jeunes journalistes (“les faits, rien que les faits”) et de ce qui se pratique aujourd’hui dans ces entreprises à produire de l’information que sont devenus les journaux.

Voilà comment l’intéressé décrivait son art avec le sens de la formule qui est le sien :

Le vrai reportage Gonzo exige le talent du maître journaliste, l’oeil du photographe-artiste et les couilles en bronze d’un acteur d’Hollywood

Evidemment, le talent pur ne s’apprend pas… Mais je crois sincérement que cette vision du métier devrait être – elle aussi – enseignée dans le écoles de journalisme. Avec un peu de chance, le Doc susciterait quelques vocations Gonzo – même si l’époque ne s’y prête guère – et la presse serait sans aucun doute beaucoup moins chiante à lire et sans doute plus un peu plus lue…

Imaginez un peu un article aujourd’hui qui commencerait par cette phrase :

“Étranges souvenirs par cette nerveuse nuit à Las Vegas. Cinq ans après ? Six ? Ça fait l’effet d’une vie entière, ou au moins d’une Grande Époque — le genre de point culminant qui ne revient jamais”. Ca aurait de la gueule non ?

Alors la méthode Hunter demain au programme du CFJ ou de l’ESJ de Lille ? Pas sûr que cela plairait au Duke… Voici en Bonus la définition du métier délirante et pleine de fureur qu’il nous a laissé avant de se tirer une balle dans la tête il y a quelques années :

“Journalism is not a profession or a trade. It is a cheap catch-all for fuckoffs and misfits – a false doorway to the backside of life, a filthy piss-ridden little hole nailed off by the building inspector, but just deep enough for a wino to curl up from the sidewalk and masturbate like a chimp in a zoo-cage…”
Ce qui donnerait à peu près en français :

La presse n’est fait que d’une bande de tantouzes brutales. Le journalisme n’est ni une profession, ni un métier. Ce n’est qu’un attrape-connards et un attrape-imbéciles à deux sous – une fausse porte donnant sur les prétendues dessous de la vie, une misérable et écœurante fosse à pisse condamnée par les services de reconstruction, juste assez profonde pour qu’un poivrot s’y terre au niveau du trottoir pour s’y masturber comme un chimpanzé dans une cage de zoo

Étonnant non ?

[MàJ 03/08 - 11h50]

J-C. Feraud a publié aujourd’hui un nouvel article à ce propos sur son blog, où on y découvre un futur biopic sur la vie de Hinter Thompson, dont voici le trailer :

Cliquer ici pour voir la vidéo.

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Article initialement publié sur “Sur Mon Ecran Radar”

> Illustrations CC FlickR par Zombie Inc. Wholesale zombies for over 20 years, Profound Whatever et mueredecine

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La carte-mère http://owni.fr/2010/05/17/la-carte-mere/ http://owni.fr/2010/05/17/la-carte-mere/#comments Mon, 17 May 2010 15:22:30 +0000 Jean-Michel Cornu http://owni.fr/?p=15777

À l’occasion de la parution de “ProspecTic, nouvelles technologies, nouvelles pensées ?” par Jean-Michel Cornu, directeur scientifique de la Fing – un ouvrage pédagogique et de synthèse sur les défis des prochaines révolutions scientifiques (Amazon, Fnac, Place des libraires) -, il nous a semblé intéressant de revenir sur les enjeux que vont nous poser demain nanotechnologies, biotechnologies, information et cognition.

Maintenant que nous avons posé l’avenir des prochaines révolutions technologiques, observons les clefs pour comprendre et les défis qu’elles nous adressent.

Peut-on sortir du rapport de force ?

Une grande partie des difficultés à mieux prendre en compte les risques des diverses technologies viennent des conflits d’intérêts : plutôt que de chercher des solutions qui puissent émerger des connaissances de chacun et des échanges entre tous, il se crée un rapport de force qui fait pencher la balance en faveur de l’intérêt d’un seul des acteurs, au détriment des autres et bien souvent à l’encontre de l’intérêt général. Les solutions simplistes et souvent utopistes n’ont pas permis d’aller beaucoup plus loin. Du coup, la compréhension des causes du conflit d’intérêts a été souvent délaissée pour n’en gérer que les conséquences. Les nouvelles sciences et technologies peuvent-elles nous proposer des approches innovantes de cette question ?

Les sciences de la complexité, qui sont transversales aux différentes nouvelles technologies, permettent de faire émerger des solutions nouvelles, parfois étonnantes, à partir des interactions entre les différents constituants d’un système. Reprenons l’exemple du tir à la corde que nous avons proposé dans le chapitre 5. Il illustre bien la notion de rapport de force : chacun tire de son côté et, en général, le plus fort gagne. Le marché est une des tentatives pour complexifier la situation et éviter qu’une des parties ne s’accapare l’ensemble des richesses.

Situation évidente de conflit.

Mais dans les faits, on observe le plus souvent l’inverse. Le principe de Matthieu (1) selon lequel « on donne beaucoup à celui qui a, et on donne peu à celui qui n’a pas » est peut-être une des règles qui fait converger l’ensemble vers une situation où le rapport de force devient rapidement inégal. Le plus souvent, la solution proposée consiste à placer un arbitre, juridique ou politique. Mais ce même arbitre, inséré lui-même dans la société, n’est pas exempt d’intérêts particuliers. Les parties en présence vont alors rivaliser pour influencer le médiateur. Bien sûr, la situation serait radicalement transformée si les enjeux et les discussions devenaient transparents et si les intérêts de chacun s’affichaient au grand jour. Mais, cela va à l’encontre de l’intérêt des acteurs qui disposent d’un avantage de puissance et qui peuvent s’en servir pour le conserver (2). Nous restons bloqués et il semble que le rapport de force transforme une situation qui pouvait être complexe en une solution simpliste, bipolaire, avec une partie qui devient de plus en plus forte et une qui est de plus en plus dominée. Ce n’est donc pas tant le conflit qui pose problème que son mode de résolution par le rapport de force et le choix d’une seule des deux propositions en compétition. Le conflit n’est finalement que le symptôme d’un problème, il signifie qu’il y a une opportunité pour produire une innovation qui permette une meilleure adaptation aux besoins.

Peut-être pourrions-nous utiliser notre intelligence pour modifier les règles d’interaction, les propriétés globales du système ou encore notre environnement afin d’obtenir une solution différente au conflit d’intérêts. En changeant la façon d’interagir dans une des équipes du tir à la corde ou encore en modifiant le terrain sur lequel se joue le jeu, la situation peut devenir différente. Mais, encore une fois, ceux qui choisissent les règles peuvent également être parties prenantes. Par exemple, les plus rusés chercheront à trouver la pente du terrain pour profiter d’un avantage. C’est tout le savoir-faire de Machiavel dans Le Prince et de Sun Tzu dans L’Art de la guerre que de transformer le rapport de force dans les cas de conflits d’intérêts en remplaçant la force brute par de l’intelligence. Mais nous restons cependant toujours dans le rapport de force. La complexité semble ne pas être suffisante pour trouver une solution qui converge plutôt vers un intérêt commun que vers un intérêt particulier.

Imaginons maintenant une autre règle ajoutée au jeu du tir à la corde : une pierre est attachée au milieu de la corde entre les deux équipes. Lorsque la pierre est légère, le jeu ne change pratiquement pas. Mais si la pierre devient très lourde, alors les équipes ont de plus en plus de mal à gagner, car cela nécessite d’apporter une force suffisante pour vaincre l’équipe adverse mais aussi la masse de la pierre.

Lorsque la pierre est particulièrement lourde, il se passe alors un phénomène intéressant : les deux équipes peuvent, sans même que cela ne résulte de leur choix, ne plus être totalement alignées. La corde forme alors un angle dont le sommet est la pierre. Suivant l’angle formé par la corde, une partie des forces des deux équipes continue de s’opposer tandis qu’une autre partie s’additionne. Plus l’angle formé par les équipes se réduit et plus elles arrivent à déplacer la pierre. Naturellement, le jeu va se transformer et les équipes vont non seulement s’affronter mais également lutter contre la pierre qui intervient comme un troisième acteur. Ce jeu à trois acteurs permet de sortir de la bipolarisation de la situation de départ en faisant converger – au moins partiellement – les intérêts (3).

Dans notre exemple, l’objectif même du jeu a changé. La pierre modifie la situation en ajoutant une part de convergence dans une situation de conflit d’intérêts. Cela se passe au niveau des règles d’interaction, et modifie le résultat global sans nécessiter une volonté commune, justement difficile à obtenir dans les cas de conflits d’intérêts. La recherche d’une solution convergente est appelée stratégie gagnant-gagnant (win-win). Elle présente un intérêt accru pour toutes les parties, y compris les plus fortes, qui bénéficient ainsi d’une part de la force des autres plutôt que de gaspiller leur propre force à les combattre – à condition bien sûr que le rapport de force ne soit pas trop disproportionné, sinon l’avantage pour le plus fort est trop faible face à l’énergie à dépenser pour trouver une solution de convergence.

Pourquoi alors cette approche n’est-t-elle-pas celle utilisée le plus naturellement par l’homme pour sortir de ses difficultés en alliant ses forces ? Nous allons chercher si les récentes avancées sur la compréhension des limites de la cognition humaine peuvent nous éclairer sur ce sujet.

Unissons nos forces, oui unissons-les.

Le langage, source d’intelligence et de conflits

Pour cela nous devons remonter dans le temps. Contrairement à une idée reçue, le langage n’a pas émergé grâce à notre intelligence. Jacques Monod considère, à l’inverse, que c’est le langage qui est la cause de notre intelligence. Certes, de nombreuses espèces animales disposent d’un langage. Mais ce qui fait la particularité du langage humain c’est notre capacité à nommer les choses. Nous avons vu dans le chapitre sur la cognition que notre mémoire de travail à court terme avait des limitations. En particulier, un de ses constituants, la boucle phonologique qui nous permet de retenir des concepts pour les enchaîner, permet difficilement de dépasser trois concepts dans un discours. La relation entre les mots et les concepts qui y sont associés est en revanche stockée dans notre mémoire à long terme. Nous pouvons y plonger pour faire allusion à des concepts passés ou bien d’autres que nous imaginons. Notre mémoire de travail permet ensuite d’articuler ces concepts à la suite les uns des autres pour construire une longue chaîne qui constitue notre discours, bien que de temps en temps nous perdions le « fil de notre pensée ».

Notre langage est donc comme une promenade dans les différents concepts que nous avons stockés et que nous ressortons sous forme de mots. Mais cette fantastique capacité à dépasser les limitations de notre mémoire à court terme porte en elle sa propre limitation : tout comme un parcours sur un territoire, le langage ressemble à une ligne qui serpente parmi nos idées. Nous avons alors une vision égocentrée, ce qui signifie que nous ne pouvons voir le paysage que depuis l’endroit où nous sommes dans notre cheminement de pensée, et trop souvent uniquement la partie qui se trouve devant nous en oubliant de regarder sur les côtés ou derrière nous.

Si nous arrivons à un croisement, nous devons choisir au préalable, la route que nous allons emprunter. Bien sûr, il est possible de revenir en arrière et d’explorer d’autres chemins, mais les limitations de notre mémoire de travail feront que nous serons vite perdus. Le langage implique donc principalement un mode de pensée monodimensionnel. En cela il n’est pas très différent de ce qui se passe lors d’un tir à la corde. Si nous avons choisi une voie et si une autre personne a choisi une voie opposée, nous tirerons très probablement chacun dans notre sens jusqu’à ce que le plus fort, ou le plus rusé, gagne. Pour sortir du simple rapport de force, nous avons vu qu’il fallait introduire un angle, une deuxième dimension. Mais si cela ne nous est pas apporté par l’extérieur, comme la pierre de notre exemple, nous avons peu de chance que notre langage et la pensée qui y est associée nous permettent de nous en sortir.

Encadré
Les trois écritures et leur « fluide »
Pour mieux comprendre notre mode de pensée, nous pouvons regarder ce qui se passe du coté de l’écriture. En effet, Michel Morange considère que « l’écriture est le fondement des modes de pensée ». De même, le philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein disait : « Je pense avec ma plume ».

L’anthropologue et sémiologue Clarisse Herrenschmidt distingue ainsi plusieurs types d’écriture :

* L’écriture de la langue est née à Ourouk, chez les Sumériens (actuellement l’Irak), entre 3300 et 3100 avant notre ère et à peu près en même temps à Suse en Iran où vivait le peuple élamite. Pour ses tâches administratives, ce dernier utilisait des « bulles-enveloppes » en forme de calebasse creuse qui contenaient des petits objets d’argile de différentes formes, les calculi, indiquant un nombre de chèvres, de moutons, etc. L’auteure explique ces bulles-enveloppes, des artefacts creux et sphériques, symbolisent une bouche dont sort la salive. L’écriture du langage aurait été pensée comme la production de la représentation d’un organe humain externalisé, animé d’un fluide, l’eau ou la parole.
* L’écriture monétaire arithmétique (écriture des nombres sur la monnaie frappée) est née à Éphèse, en Grèce ionienne (actuelle Turquie), au VIIe siècle avant notre ère. À cette période, des globules sphériques d’électrum, un alliage d’or et d’argent, symbolisaient un oeil brillant dont sortait le fluide de la lumière – pour les Grecs, la lumière sort des objets brillants et du regard. Peu après, la monnaie fut frappée en particulier avec des figures arithmo-géométriques représentant des nombres. De fait, s’il ne s’agit plus dans ce cas de créer un cheminement de pensée comme avec les langues, les nombres et leur proportionnalité peuvent également être représentés par un système monodimensionnel. Bien que différent du langage, le calcul – en particulier lorsqu’il est exprimé par la monnaie – utilise donc un mode de pensée du même type.
* Le code informatique, né plus récemment, peut être compris comme une troisième écriture. Mais la machine de Turing, à l’origine de l’ordinateur, a également été conçue comme un système monodimensionnel capable de traiter n’importe quel problème par une séquence d’instructions se succédant dans le temps. Cette fois l’organe symbolisé est clairement le cerveau, associé au fluide électrique.

Ainsi, les différents modes d’écriture inventés au cours de l’histoire humaine restent sur une logique monodimensionnelle en fonction du temps (pour l’écriture du langage et du code) ou de la proportionnalité (pour les nombres). Cela est d’autant plus frappant que l’écriture, bien qu’elle soit le plus souvent réalisée sur un support à deux dimensions, reste, tout comme le langage oral, un système à une dimension.

L’écriture et le regard comme support à d’autres formes de pensées

Bien que les écrits représentent le plus souvent une pensée monodimensionnelle disposée sur une page qui en comporte pourtant deux, l’écriture permet pourtant de réaliser des choses totalement nouvelles.

Ainsi, il devient possible de produire des listes structurées pour définir des catégories. La question de savoir si, par exemple, la tomate est un fruit ou un légume ne se pose pas dans les sociétés uniquement orales qui ont beaucoup moins recours à la catégorisation. Nous pourrions également utiliser notre langage oral pour détailler différentes catégories et sous-catégories, mais nous serions vite limités par une autre partie de notre mémoire de travail à court terme : le calepin visuo-spatial, qui nous permet d’aborder plusieurs choses simultanément. Sa capacité (l’empan mnésique du calepin visuo-spatial) est comprise entre cinq et neuf éléments. L’écriture de listes structurées représente une véritable révolution cognitive. Il devient possible de poser un ensemble de catégories sur le papier et de choisir ensuite ce que nous voulons sélectionner. De ce point de vue, nous sortons de la vision égocentrée (ce que nous voyons quand nous cheminons sur une route) pour atteindre une vision allocentrée (ce que nous voyons lorsque nous regardons un plan). La hiérarchisation, permise par la catégorisation des listes écrites, a également structuré notre pensée et donc notre société. Il n’est pas neutre dans ce sens que les administrations soient avant tout des organisations basées sur l’écriture. Celle-ci permet de mieux catégoriser que ne le ferait le langage oral.

Cette capacité de catégorisation du langage écrit est soutenue par un système graphique codifié – les listes à points – qui le rend facile à comprendre et à utiliser par le plus grand nombre. Cependant, la liste à points est utilisée dans des textes particuliers, moins littéraires. Ainsi par exemple dans cet ouvrage, elle a été utilisée dans les encadrés pour aider à structurer les différents domaines, alors que le corps du texte est resté plus traditionnel pour en faciliter une lecture plus linéaire (4). Les outils de mind mapping (5) représentent une autre forme de hiérarchisation des idées.

Mais la hiérarchisation elle-même comporte d’autres limites. Dans un tel système, deux personnes ou deux concepts qui sont reliés à un troisième ne sont jamais reliés directement entre eux. Le tableau permet une autre vision des choses que l’on peut qualifier de matricielle. La pensée scientifique expérimentale utilise beaucoup ce type de représentation.

Pour permettre de relier n’importe quel concept avec n’importe quel autre, tout en en donnant une vision d’ensemble, il faut alors les représenter sous la forme d’un schéma ou d’une carte. Cette dernière, bien qu’elle offre moins de possibilités que le schéma libre, est plus intuitive et mieux codifiée (6). Ainsi, l’agence japonaise Information Architects réalise-t-elle des analyses des différents acteurs du numérique en utilisant comme support des cartes du métro. Les schémas sont diversement utilisés suivant les professions. Dans certains cas, ils sont très codifiés et sont devenus de véritables écritures comme, par exemple, la représentation des réseaux de signalisation en biologie. Suivant le proverbe chinois « Une image vaut mille mots », les schémas permettent de représenter des interactions complexes multidimensionnelles d’une façon facilement appréhendable par l’esprit humain. Ils servent de support à un autre mode de pensée que l’anthropologue Jack Goody a appelé la raison graphique.

Encadré
Les trois types de cartographie
L’artiste numérique Olivier Auber explique dans un rapport pour l’Observatoire des territoires numériques (OTeN) qu’il existe trois types de perspectives qui ont chacune un rapport avec un type de cartographie :

* La perspective spatiale s’est développée à partir de la Renaissance. Elle influence la géométrie descriptive, la géodésie mais aussi la cartographie physique qui ont constitué le principal moteur du phénomène d’urbanisation. Dans ce cas, le temps est corrélé avec l’espace. Les cartes de territoires sont de ce type.
* La perspective temporelle que l’on rencontre dans les réseaux de télécommunication, et dès le début du télégraphe. Cette fois, la distance ne dépend plus du temps qui devient quasi instantané. On voit émerger alors des points particuliers dans l’espace – les super noeuds – qui reçoivent et réémettent l’information. Olivier Auber parle de perspective temporelle pour montrer l’importance du nombre d’étapes à franchir pour aller d’un point à un autre plutôt que celle de la distance qui les sépare. La cartographie interactive attache un groupe à un nouveau centre (les communautés en ligne Myspace ou Facebook par exemple). Les cartes de réseaux de télécommunication ou encore de liens entre différentes communautés sur le web sont de ce type.
* La perspective numérique, pour sa part, ne s’appuie sur aucun centre physique particulier et s’affranchit de tout ancrage territorial. Elle génère une cartographie sémantique comme les nuages de mots clés. L’agrégation se fait autour de mots clés (les tags) ou de codes – comme un numéro IP qui, dans la nouvelle version du protocole Internet IPv6, n’est pas nécessairement attaché à une machine particulière mais peut permettre à un groupe d’utilisateurs d’échanger sans l’intermédiaire d’un tiers.

Chaque type de représentation cartographique du monde induit des régimes de légitimité différents qui se confrontent ou s’articulent (collectivités territoriales, communautés centralisées sur internet, blogosphère et groupes pair-à-pair, etc.).

Pensée-2 et conflits d’intérêts

Nous l’avons vu au début de ce chapitre, il est très difficile de sortir du conflit d’intérêts d’une autre façon que par le rapport de force en conservant un mode de pensée linéaire. Faire converger les intérêts dans un sens bénéfique aux différents protagonistes nécessite une vision cartographiée, donc allocentrée, des intérêts de chacun et des possibilités de modification. La nécessité d’un changement de mode de pensée pour résoudre les conflits a été analysée, dès 1985, par le psychologue et cogniticien maltais Edward de Bono. Il a formé pour cela le terme de pensée-2 pour la distinguer de la pensée exploratoire – le raisonnement linéaire qui crée un cheminement pour arriver à un résultat de type vrai ou faux. Le nombre deux peut représenter non seulement un deuxième mode de pensée, utilisant une partie différente de notre mémoire de travail que notre pensée habituelle basée sur le langage, mais aussi le fait d’utiliser une cartographie à deux dimensions, ou encore la nécessité de procéder en deux étapes : d’abord dresser une carte, et après seulement l’utiliser.

Plutôt que de débattre pour savoir lequel de deux protagonistes a raison, la cartographie des idées permet au contraire d’explorer les différentes positions, de chercher comment les articuler et même de s’en servir pour développer de nouveaux concepts (un saut qualitatif dans la dialectique de Hegel).

Ainsi, la cartographie permet de sortir du conflit « bipolaire ». Il ne reste plus alors qu’une crise « multipolaire » qui peut, au contraire, être salutaire en favorisant un changement d’approche.

La cartographie mentale

Si la pensée-1 peut être supportée à la fois par le langage oral et écrit, sommes-nous condamnés pour ce qui est de la pensée-2 à dépendre d’un outil extérieur, que ce soit une simple feuille et un crayon ou bien un ordinateur ? Pour répondre à cette question, nous devons regarder les choses de façon plus approfondie.

Notre aptitude à former un discours est limitée par la capacité de la boucle phonologique de notre mémoire de travail, qui peut conserver à l’esprit trois concepts qui s’enchaînent suivant une suite logique. Nous avons pu dépasser cette limitation en conservant dans notre mémoire à long terme des mots associés aux différents concepts. Ainsi, notre mémoire de travail n’a qu’à ordonner à chaque étape les différents concepts puisés dans notre mémoire à long terme et indexés par des mots (7). Dans le cas de la pensée-2, nous avons vu que nous étions limités par la taille de l’empan mnésique du calepin visuo-spatial, qui gère les données en parallèle plutôt qu’en série dans notre mémoire de travail à court terme. Pour dépasser cela, nous pourrions utiliser une carte déjà conservée dans notre mémoire à long terme (par exemple, un plan de ville) pour y stocker les différents concepts cette fois indexés par le lieu où nous les avons placés sur notre carte.

C’est exactement ainsi que fonctionne l’art de la mémoire dont Cicéron attribue l’origine aux Grecs. Lors d’un banquet, raconte-t-il, le poète Simonide de Céos fut invité comme il était de tradition pour faire l’éloge du maître des lieux. Mais il y inclut un passage à la gloire de Castor et Pollux. Scopas, le maître de céans, dit alors à Simonide qu’il ne lui paierait que la moitié de son dû et qu’il n’avait qu’à demander le solde aux dieux jumeaux. Un peu plus tard au cours du repas, une personne appelle Simonide pour lui dire que deux jeunes gens l’attendent dehors. À peine sorti de la maison, il voit le toit s’effondrer sur l’ensemble des convives. Les corps sont écrasés à tel point qu’ils sont méconnaissables pour leurs proches venus les identifier. Le poète est alors capable de reconnaître la totalité des victimes en se rappelant les places qu’ils occupaient lors du banquet fatal.

Progressivement, d’un simple système mnémotechnique, l’art de la mémoire s’est transformé en un système qui ambitionnait de catégoriser l’ensemble de la pensée humaine sur un plan spatial. Bien au-delà du simple procédé mnémotechnique, ce système dessinait un art de créer de la pensée. Mais l’utilisation même de l’expression « art de la mémoire » a sans doute poussé à oublier ces techniques au moment où l’imprimerie, puis l’ordinateur se substituaient à nos capacités de mémoire. Pourtant ce type de méthode, utilisé dès le Moyen Âge par les moines, permet de penser avec un très grand nombre de concepts simplement en les associant à des parties d’un lieu connu, conservé quant à lui dans notre mémoire à long terme.

Encadré
Comment pensaient Giulio Camillo et Giordano Bruno ?
Au XIVe siècle, dans son livre L’Idea del teatro, Giulio Camillo imagina un théâtre de la mémoire, amphithéâtre romain composé de sept gradins, chacun comportant sept sièges, soit un total de 49 lieux de mémoire, des locis. La progression du gradin le plus bas vers le plus haut indiquait le développement d’un thème du monde des idées jusqu’aux détails les plus pratiques. Chaque siège d’une rangée représentait une des sept planètes connues à l’époque. À chaque siège étaient assignés un thème et un ensemble de connaissances. Camillo est devenu une icône dans les milieux de la réalité virtuelle, pour avoir été le premier à avoir essayé de donner une interface graphique et tridimensionnelle à un ensemble de connaissances.

À la fin de la Renaissance, l’art de la combinaison, l’ars magna, et l’art de la mémoire se rencontrent avec Giordano Bruno qui se passionnait pour l’esprit humain et la mémoire. Il utilisa des roues contenant des figures symboliques associées à des lieux de mémoire. Leur rotation permettait de fabriquer l’ensemble des associations d’un groupe de concepts.

L'idea del teatro de Camillo selon Kircher

Une nouvelle pensée ?

De même que le langage symbolique nous a permis de dépasser nos limites physiologiques grâce à l’utilisation du langage, l’art de la mémoire – nous devrions plutôt dire l’art de penser cartographié – nous donne la capacité de poser d’abord un nombre illimité de concepts, pour ensuite seulement les combiner et nous en servir pour créer de la pensée. Cette vision cartographique nous donne la possibilité, contrairement à la pensée linéaire du discours, d’appréhender pleinement la combinaison des différentes positions dans un groupe. Elle permet en cela de sortir des oppositions pour inventer de nouvelles convergences. Cet autre mode de pensée sera-t-il suffisant pour permettre la résolution des conflits d’intérêts par un échange entre les protagonistes eux-mêmes ? Peut-être pas, mais il semble tout au moins nécessaire. Il sera intéressant de voir si les enfants de l’Internet, du pair-à-pair et du web 2.0 seront plus à même d’utiliser les conflits d’intérêts pour inventer des solutions nouvelles qui ne soient pas au détriment de l’un ou de l’autre.

Le mode de pensée cartographique pourrait également avoir d’autres applications, y compris dans le développement technologique. C’est du moins ce que suggère Michel Riguidel, directeur du département informatique et réseaux à Telecom ParisTech. Il considère que l’informatique est aujourd’hui limitée par son approche monodimensionnelle. La machine de Turing, qui en constitue le socle, fonctionne de façon séquentielle. De même, les protocoles, qui permettent la communication sur les réseaux, sont également bâtis sur une suite d’étapes. Michel Riguidel en appelle donc à des langages de programmation spatiaux (8).

Et si nous développions désormais notre pensée-2 comme nous l’avons fait pour notre pensée-1 ? Et si nous développions un langage commun cartographié et l’enseignions dans les écoles, comme c’est le cas pour le langage linéaire ? Tout cela sans renier l’apport indispensable du discours. Cela pourrait représenter une rupture cognitive majeure, offrant à l’homme non plus un mais deux modes de pensée. Les conséquences sont difficiles à appréhender, mais elles pourraient se développer dans le domaine des conflits humains, dans la création et la transmission de nouvelles connaissances et probablement dans de nombreux domaines de la société.

Encadré
Quelles autres formes de pensée ?
Pourrait-on aller encore plus loin et développer d’autres formes de pensée, comme nous l’avons fait avec la pensée-1 avec le langage symbolique, ou comme nous tentons de le faire avec la pensée-2 avec la cartographie mentale ou la cartographie écrite ? Il existe plusieurs pistes pour imaginer d’autres formes de pensée :

Foldit est un jeu sérieux d’un nouveau genre. Les ordinateurs ont du mal à calculer le pliage des protéines pour former des structures complexes : une journée de calcul pour obtenir une nanoseconde (un milliardième de seconde) du déroulement du pliage. Il faudrait de cette façon trente ans à un ordinateur pour calculer la structure tridimensionnelle d’une protéine qui se plie en dix microsecondes. Mais le cerveau humain a une capacité innée à reconnaître les formes. David Baker, le créateur de Foldit, propose donc aux internautes de jouer à plier manuellement des protéines et à lui envoyer le résultat pour le contrôler. Vérifier si une forme est bien associée à une séquence d’acides aminés est bien plus facile que de découvrir cette forme à partir de la séquence. Le type de travail, illustré ici par Foldit, est mieux adapté à l’homme qu’à l’ordinateur. Il pourrait encore s’améliorer grâce à notre mémoire procédu-rale qui conserve nos savoir-faire et nos gestes habituels. Quel type de pensée se crée par l’action, par le geste ? A-t-elle des limites ? Pouvons-nous également les dépasser ?

Thierry Gaudin introduit la notion de « pensée anticipatrice » qui se « produit à ce moment où des éléments séparés se reconnaissent et se réunissent pour faire corps dans un processus d’individuation ». Il faut dans ce cas comprendre le terme de pensée comme une activité cognitive qui se déclenche le plus souvent spontanément, indépendamment de la volonté du sujet. Il s’agit dans ce cas, à partir de la conjonction de plusieurs perceptions, de reconnaître comme existant – c’est-à-dire comme
relativement prévisible – un objet ou un autre sujet. Ainsi se constitue d’abord la connaissance des choses, puis de l’autre et finalement la connaissance de soi, avec pour résultat la construction d’une entité individuée. L’auteur donne plusieurs exemples de ce processus : la constitution des premières cellules eucaryotes composées de plusieurs organites, les êtres pluricellulaires, les échanges entre êtres vivants grâce à l’émergence d’un système nerveux, et l’interconnexion planétaire grâce aux technologies numériques.

Jean-Michel Cornu

Extrait de ProspecTic, nouvelles technologies, nouvelles pensées, FYP Editions, 2008.

(1) Ce principe est nommé d’après l’évangéliste Matthieu (12,13, traduction Louis Segond) : « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a ». On le rencontre dans les réseaux « sans échelle ».
(2) En économie, une telle situation où une personne est imparfaitement renseignée sur une autre conduit à ce qui est appelé une asymétrie d’information. Elle peut mener à une antisélection (en anglais, adverse selection) : une mesure aboutit à un résultat opposé à celui pour lequel elle a été créée.
(3) Mais si les deux équipes se rejoignent pour tirer la pierre dans le même sens, alors on est ramené à un simple « conflit d’intérêts » entre la pierre et les deux équipes réunifiées.
(4) Cependant, des gras, des soulignés et des italiques ont été utilisés pour permettre une recherche dans le texte global. Il est malgré tout paradoxal de constater que ce chapitre présentant un mode de pensée différent du discours linéaire est écrit de façon traditionnelle, à défaut d’avoir une formalisation suffisamment acceptée des schémas d’idées pour qu’ils puissent servir d’écriture de façon autonome.
(5) Les cartes heuristiques, ou mind mapping, sont des diagrammes qui présentent les liens entres différentes idées. Le plus souvent, il s’agit de représentation arborescente.
(6) La carte qui permet de représenter des idées comme des territoires ne permet pas toujours de relier des concepts distants ou d’indiquer des recouvrements entre deux idées. Elle peut cependant être complétée d’indications graphiques (par exemple des couleurs).
(7) Nous pourrions faire un parallèle avec les registres de l’unité centrale d’un ordinateur qui stockent provisoirement pour les traiter les données de travail puisées dans la mémoire centrale.
(8) Les programmations graphiques de type Logo, l’informatique quantique ou encore l’adaptation morphologique de certains insectes aux conditions de leur environnement vont dans ce sens. Mais elles ne sont pas encore adaptées au traitement de tous les problèmes comme l’est la machine de Turing.

Billet initialement publié sur InternetActu en décembre 2008 sous le titre ProspecTic 9/12 : Quatrième clé, mode de pensée et conflit d’intérêt ; à lire aussi Le matin des cartographes.

Illustration CC Flickr uɐɯǝʌɐɔ ; pasukaru76 ; laimagendelmundo ; Darwin Bell ; jaxxon

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Storytelling digital: formes, métiers, business models http://owni.fr/2010/04/27/storytelling-digital-formes-metiers-business-models/ http://owni.fr/2010/04/27/storytelling-digital-formes-metiers-business-models/#comments Tue, 27 Apr 2010 14:54:28 +0000 Nicolas Marronnier http://owni.fr/?p=13751 Nouveaux usages, nouveaux formats

La prolifération des PC et smartphones a entraîné une individualisation de la consommation du contenu audiovisuel. Le flux incessant d’information dans lequel nous plongent les médias digitaux explique en outre du côté des usages la généralisation du multi-tasking et donc une tendance à labaisse de l’attention en ligne. L’audience butine, ça et là, un article, un billet ou une vidéo, sans s’attarder durablement sur un contenu précis.

La production journalistique se doit donc de diversifier son offre en ligne, d’inventer de nouveaux formats multimédias afin de capter l’attention d’utilisateurs ultra-sollicités. Cette nouvelle écriture journalistique privilégie donc l’émotion et la proximité avec le narrateur comme avec les personnages dont il s’agit de faire le portrait ou de raconter l’histoire. Cette intimité se matérialise au sein des web-documentaires par un cadrage spécifique, des plans serrés ou la pratique du regard-caméra lors d’interviews. Cécile Cros a en outre insisté sur l’importance d’une identité sonore forte, sur la mise en valeur des sons pour maintenir l’internaute en alerte.

Surtout, l’écriture journalistique se doit d’intégrer ces nouveaux usages en proposant des formats aux multiples portes d’entrées, productions au sein desquelles l’internaute doit pouvoir se replonger quand bon lui semble sans perdre le fil de l’information qui lui est délivrée, sans que le sens porté par le récit en pâtisse. D’où l’importance de l’interface et de sa mission d’accueil.

De la gestion de l’interactivité

Le producteur d’information doit réfléchir en termes d’ « expérience utilisateur » et penser la structure non séquentielle du récit en amont afin de proposer à chacun un parcours de lecture individualisé. Cette nouvelle architecture du récit et la multitude de matériaux mobilisés (texte, son, image, vidéo, base de donnée, liens externes…) impliquent une phase de montage spécifique, une expertise technique et de nouveaux outils de production. Timidement, donc, des sociétés de production audiovisuelle et des agences de développement et de webdesign se rapprochent afin de répondre à ces nouveaux besoins. C’est le cas de narrative, fondée en 2008 par Cécile Cros et Laurence Bagot, qui s’est spécialisé dans l’élaboration de programmes destinés aux nouveaux médias, ou encore de la société de production audiovisuelle Honky-Tonk qui développe depuis peu une solution dont le but est à accompagner les journalistes et créateurs de contenu digital. Le logiciel Klynt a donc vu le jour, outil de production multimédia spécifiquement dédié aux web-documentaires, qui a intégré les nouvelles possibilités offertes par les technologies numériques et les nouveaux usages en matière d’interactivité.

Pour finir, l’interface doit faciliter le partage du contenu de pair à pair dont la pratique s’est généralisée sur les réseaux et donc intégrer des fonctionnalités sociales de recommandation (par exemple Facebook Connect) afin de permettre la diffusion de tout ou partie du programme au plus grand nombre.

La contribution en question

Cécile Cros n’envisage pas d’intervention de l’utilisateur au-delà des choix avec l’interface. Elle a même insisté lors de son intervention sur « le choix de ne rien faire » qui doit être laissé à l’audience face au programme. Selon elle, le récit journalistique n’a pas grand-chose à gagner à s’ouvrir aux contributions extérieures, au contenu généré par l’utilisateur. Elle est rejointe en ce point par Emmanuel Leclerc, grand reporter chez France Inter, qui en tant que journaliste issu d’un média «traditionnel », n’a pas trouvé nécessaire d’ajouter une dimension participative à son web-documentaire et a donc fermé son contenu aux commentaires.

En matière de fiction, au contraire, l’interactivité ne se résume pas aux simples choix de l’audience quant au parcours de lecture du récit (bien que HBO ait remarquablement bien exploité ces possibilités, par le biais d’une interface bien pensée, HBO Imagine, proposant une structure narrative non séquentielle, fait notable de la part d’une chaîne de télévision aux formats traditionnellement linéaires).  L’émergence des ARG (Alternate Reality Game) témoigne d’une tendance naissante à l’implication de l’audience en des expériences participatives qui encouragent la contribution amateure. Autour d’un contenu de base, d’une histoire préexistante,  des briques participatives sont ainsi amenées à enrichir l’univers narratif, et de nouveaux éléments (commentaires, témoignages, photos…) viennent se greffer à la création originale de l’auteur. Tout le travail des nouveauxstorytellers est de cadrer et d’orienter ce contenu… mais pas seulement.

Les nouveaux métiers de la fiction transmedia

Si la production journalistique s’adapte aux nouvelles pratiques et aux possibilités offertes par les technologies, la fiction, elle, a su s’approprier mieux encore les médias digitaux et leurs usages pour offrir à l’audience des expériences ludiques et interactives qui viennent enrichir son quotidien, jusqu’à brouiller parfois les frontières entre réalité et fiction. Ceci par le biais d’un déploiement transmedia du récit, qui prend de multiples formes via les différents canaux utilisés (film, série télé, vidéo en ligne, blog, présence des personnages sur les réseaux sociaux…).

Bien entendu, l’idéal est de penser dès la création de l’histoire sa déclinaison sur les différents médias et l’expérience sociale qu’elle peut recouvrir. Pour Julien Aubert, les créateurs de ce type sont encore trop rares, et l’américain Lance Weiler apparait aujourd’hui comme le seul « story-architect » à se lancer dans des créations nativement transmedia. En effet, bien souvent, l’univers narratif se décline à partir d’une histoire de départ issue d’un média traditionnel (cinéma, télévision, jeu-vidéo) et cet enrichissement du récit procède d’une logique promotionnelle. Il est néanmoins indispensable d’assurer la cohérence de ces briques disséminées sur les différents écrans. De nouveaux métiers voient donc le jour, qui sont nés de l’émergence des ces expériences collectives d’interaction avec le récit.

Tout d’abord, l’« experience designer » se doit d’optimiser l’exploitation des différents canaux de communication afin d’entrer en contact avec le public et de créer des passerelles entre les différents supports, il a donc une connaissance fine des usages et des possibilités offertes par les nouvelles technologies. C’est un stratège des moyens, il oriente la diffusion des éléments narratifs voués à enrichir l’histoire de départ et imagine les possibilités d’interactions avec l’audience. Le « lead author », lui, définit le scénario de l’expérience transmedia et s’assure en temps réel du bon déroulement de celle-ci, en cohérence avec la trame de départ. Les community managers donnent vie à l’histoire ainsi étendue. Ils sont en charge d’animer les blogs et forums mis en place, de répondre et d’échanger avec les participants qui entrent en interaction avec l’histoire et ses personnages. Ils se plongent donc véritablement dans la peau de ceux-ci et sont amenés à les incarner, à jouer leurs rôles en ligne. Enfin, comme pour la production journalistique de nouveaux formats multimédias, cette écriture complexe nécessite une expertise technique et descompétences en matière de développement et de webdesign.

Des initiatives françaises voient le jour…

Le projet Faits Divers Paranormaux porté par Orange exploite avec brio les ressorts de la fiction transmedia : s’appuyant sur une série télévisée diffusée tous les soirs à 20h30 sur Orange Ciné Choc, l’univers narratif se déploie en ligne (quelques semaines avant diffusion avec une présence sur un blog et les réseaux sociaux) mais s’enrichit surtout des contributions des internautes avec la mise en place d’un véritable ARG : « les internautes vont avoir l’occasion de se changer en véritables enquêteurs du paranormal[…] Ils devront résoudre des énigmes au rythme d’une question par jour en menant leurs investigations sur internet, mais aussi par téléphone ou dans la vie réelle »nous explique Guillaume Ladvie, community manager sur le projet. Une véritable expérience interactive, donc.

Une autre initiative récente en la matière émane du groupe TF1. Si Clem n’est pas à proprement parler une fiction transmedia, la stratégie adoptée par la première chaîne n’en demeure pas moins remarquable. Avant la diffusion du téléfilm, un blog a été mis en place invitant les internautes à interagir avec le personnage principal et à découvrir une web-série vidéo en guise d’introduction au programme télévisuel. Ce blog a en outre accueilli du contenu « bonus » prolongeant l’histoire, après diffusion. Ce projet est révélateur d’une volonté de TF1 de coller aux usages naissants et de rétablir une certaine complémentarité entre les différents médias, au-delà de l’image trop souvent véhiculée d’Internet comme média « cannibale ». Nicolas Bry dresse le bilan : les 9,7 millions de téléspectateurs (contre 7,4 en moyenne à cette heure), les 260 000 visites et 6000 commentaires sur le blog et les 1,5 millions de vues pour le téléfilm à la demande sur tf1.fr témoignent effectivement d’allers-retours de l’audience entre les deux médias et donc de la réussite de cette stratégie multi-supports.

Un modèle économique contraignant

Si de nouveaux formats et métiers voient donc le jour, issus des possibilités offertes en matière de fiction sur les médias digitaux, la question du financement de ces productions émergentes reste entière. En France, les initiatives récentes, on l’a vu, témoignent d’une tendance à l’adossement à de grands groupes média prêts à investir dans des opérations qui représentent pour eux un formidable levier marketing afin de capter de nouvelles audiences. On comprend ainsi l’intérêt de TF1 ou d’Orange à développer ce genre de projets : se rapprocher du parcours média quotidien d’un public dont les usages ont changé et permettre une circulation maximale de leurs contenus sur une multitude de supports.

Mais là réside aussi le danger du point de vue créatif : que ces productions transmedia ne voient le jour qu’en tant que ressort marketing mis en place par les acteurs installés de l’industrie (grandes chaînes TV, studios de cinéma…) et qu’il en résulte une perte de valeur en terme de création, d’innovation narrative. On imagine mal en effet pour l’instant, sur le modèle de ce qui se fait en matière de production de jeux-vidéos, la généralisation du système de « pool d’auteurs » préconisé par Julien Aubert, modèle qui serait plus adapté aux équipes pluridisciplinaires mobilisées par ces nouveaux processus créatif complexes, mais en même temps remettrait en cause des positions bien établies du côté des producteurs traditionnels…

Force est donc de constater qu’avant de voir émerger des productions nativement transmedia et que ce storytelling nouveau soit reconnu, il faudra que les mentalités changent du côté de l’industrie du divertissement et des médias traditionnels.

Et du côté des marques ?

Au côté des journalistes et des créateurs de fiction, principaux producteurs de contenu en ligne, les marques sont elles aussi à la recherche de nouvelles formes de récit afin de capter l’audience des médias digitaux.

Certaines marques, déterminées à exploiter leur « potentiel relationnel », investissent donc dans des opérations en ligne d’un genre nouveau. Denis Fabre, de l’agence Shibo Interactive, nous a livré son intéressant retour d’expérience. La campagne Où est Marianne qu’il a menée pour Ni Putes Ni Soumises avait pour objectif non seulement de créer le ramdam autour de l’action de l’association mais avant tout de donner les moyens aux sympathisants d’interagir, de s’approprier le message, d’associer leurs petites histoires au récit de marque, et ce par le biais d’un déploiement sur les réseaux sociaux autant que dans le monde réel. Dans le cas d’une association dont l’objectif est de rassembler et de mobiliser un public autour d’une cause, la stratégie parait cohérente. Ce storytelling digital de marque naissant émane d’agences de communication et reste néanmoins assez limité en termes de valeur éditoriale, l’objectif premier demeurant de servir les intérêts de la marque.

Le branded-content, avenir de la production transmedia?

Le salut pour les créateurs d’expériences interactives transmedia pourrait venir d’un strict financement par les marques, sous la forme de branded-content, c’est-à-dire de l’association d’une production existante et d’une marque sponsorisant le contenu. Les annonceurs ont tout intérêt à investir dans ce type de projets afin d’ «associer des services à leur message (contenus éducatifs, mise en relation des utilisateurs, centre d’aide, sensibilisation à l’univers de la marque)», nous explique ainsi Julien Aubert. Quelle différence avec une opération de communication classique ? La marque n’est pas à l’origine du processus créatif mais associe son image à l’expérience transmedia proposée à l’audience.

Reste à monter des projets cohérents qui garantissant à la fois l’indépendance éditoriale aux créateurs et du contenu en phase avec l’ADN des marques associées. Vaste programme…

L’échec du projet Purefold outre-Atlantique nous a en effet récemment démontré à quel point cet exercice est périlleux. Purefold était annoncé comme une production hybride d’épisodes vidéo destinés au web et à la télévision, autour de l’univers du film Blade Runner. Mêlant donc déploiement transmedia, contenu généré par l’utilisateur (la réalisation des séquences émanant des suggestions proposées par les créateurs en herbe et internautes contributeurs en ligne), financement par les marques (par le biais d’un habile prototype placement) tout cela cautionné par une figure du cinéma mondialement reconnue en la personne de Ridley Scott ! Et sous licence Creative Commons !

Cet ambitieux projet associant transmedia storytelling, branded-content et remix-culture a été abandonné récemment, faute de financements. Etait-il trop tôt pour ce genre d’initiative ?

Continuons en tout cas à suivre de près ces formes naissantes, à observer avec patiente leur intégration au paysage audiovisuel et à évaluer les opportunités professionnelles et modèles économiques qui leur sont liées… Une certitude demeure : le métier de conteur d’histoire à encore de beaux jours devant lui.

Billet publié initialement sur socialmediaclub.fr

Photo Tell Your Story CC by-sa wadem

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Web de flux : j’arrose donc j’attire http://owni.fr/2010/04/21/web-de-flux-jarrose-donc-jattire/ http://owni.fr/2010/04/21/web-de-flux-jarrose-donc-jattire/#comments Wed, 21 Apr 2010 17:00:42 +0000 Martin Lessard http://owni.fr/?p=12795 Billet initialement publié sur Zéro seconde sous le titre “Vivre dans des flux”
Photo CC Flickr skittzitilby

Photo CC Flickr skittzitilby

La popularité d’un blog est-elle uniquement liée à l’abondance de ses écrits ? La chercheuse Susan Jamison-Powell (Sheffield Hallam University) trouve que le facteur déterminant est le nombre total de mots écrits par la personne durant la semaine. Pas la qualité de ses écrits. (via L’Atelier).

En observant soixante-quinze blogueurs (anglophones) sur livejournal.com, elle a trouvé que plus on écrit, plus on a de lecteurs (étude en résumé, anglais, PDF).

La quantité et la régularité sont deux facteurs importants pour s’attirer une « popularité » (La Tribune de Genève avance même que la régularité compte moins que la longueur).

Clay Shirky dans « Les Lois du pouvoir, les blogs et l’inégalité » (« Power Laws, Weblogs, and Inequality») avait déjà constaté en 2003 que « les blogs les plus populaires sont ceux mis à jour quotidiennement et surtout que la popularité d’un blog ne se décide pas, mais résulte “d’une sorte d’approbation distribuée émanant des autres blogues. » (lien via Emily Turrettin, Les Quotidiennes).

L’étude n’est peut-être pas si surprenante en fin de compte : écrire est le seul vecteur d’influence (le non-verbal est absent), il y a donc une surpondération pour un usage accru de l’écrit.

Ce qu’il y a de nouveau, c’est le développement de tout cet écosystème autour de la surabondance de l’écrit.

Nous entrons dans un monde de flux

On assiste à la fois à une comptabilisation de la « popularité » (on mesure de l’audience et non la notoriété de l’émetteur) et à une redéfinition du contenu de qualité sous une forme de « flux quantitatif »

« Les flux font se succéder rapidement des séquences d’information sur un thème. Il peut s’agir de microblogs, de hashtags, de flux d’alimentation RSS, de services multimédias ou de flux de données gérés via des APIs. » disait Nova Spivack (source Archicampus.net)

« Cette métaphore est puissante. L’idée suggère que vous viviez dans le courant : y ajoutant des choses, les consommant, les réorientant », disait danah boyd (source “Streams of content, limited attention : the flow of information through social media“, cité et traduit par Hubert Guillaud, InternetActu).

On a maintenant la possibilité de créer, mixer, remixer, relier, hyperlier et diffuser tous les contenus y compris les siens, mélangeant autorités et autoproduction. La chaîne de distribution de l’information traditionnelle déraille et de nouveaux acteurs émergent grâce à de nouvelles règles.

Dans ce contexte, les plus gros « arroseurs » reçoivent une plus grande attention. C’est un jeu de visibilité qui ressemble à un jeu à somme nul. Si je suis plus vu, tu l’es moins. L’attention se dirige vers ceux qui ont le clavier agile et prolifique.

« En offrant la même audience à chacun, on distribue le pouvoir d’attention à tous » écrivait Hubert Guillaud. Mais la redistribution de l’attention vers les « plus populaires » devient une pression quotidienne qui est un véritable ticket modérateur pour les blogueurs. Entre qui veut, mais reste qui peut.

Ratio « placoteux »/« élite »

« Il ne faut pas non plus noyer les lecteurs», ajoute Christophe Thil, interviewé dans l’article de L’Atelier il est essentiel de veiller à la pertinence des articles que l’on publie. [...] on évite le bruit [...], un blogueur qui vous submerge d’informations risque fort de perdre en audience ».

Vrai. Mais je crois que l’on fait fausse route en conservant une pensée de « destination » et non de flux. Les journaux et les émissions de télévision se pensent encore comme des destinations. Or, dans une économie de flux, il n’y a pas de « destination ». Ou plutôt c’est un concept fluctuant. Les liens renvoient toujours ailleurs.

Nous assistons à une « décentralisation tous azimuts » où le pouvoir est transféré en « périphérie » — où on assiste à la montée en puissance des noeuds d’un réseau condamné à « écrire » pour exister. On pourrait aussi dir e: c’est plutôt un rééquilibrage des ex-sans-voix.

L’élite d’ailleurs ne s’y trompe pas et traite de « communauté de placoteux »* ces hordes de sans-culottes qui dévaluent la parole en inondant le marché de mots au rabais. C’est une des conséquences navrantes de l’alphabétisation des masses : l’écrit s’est démocratisé pourrait-on les entendre dire.

Savoir profane

La recherche, l’acquisition, la transformation et la diffusion du savoir passaient autrefois par le transport et hier les médias de masse. Le flux est aujourd’hui en mesure de modifier la nature même du savoir, sa consommation et sa production.

Oui, on suit ceux qui écrivent beaucoup, car leurs flux de billets créent un continuum qui ressemble le plus au flux de la vie, où les récits gagnent en instantanéité tout en évitant cette élite qui s’interposait jadis entre nous et ce qu’elle décrivait.

Oui, on écrit beaucoup, mais on peut s’inscrire dans les flux, converser et réalimenter à notre tour ce flux pour d’autres.

Consommer pour comprendre, produire pour être pertinent comme le disait si brillamment danah boyd.

(929 mots – ça me classe où cette semaine ? ;-)

*Pour les Nathalie Petrowsky qui pensent que les blogueurs dorment au gaz (parce qu’ils n’ont pas fait des « ripostes cinglantes » à Madame Bissonnette), j’ai beaucoup écrit sur le sujet en 2005 et 2006. Rien de cinglant. Juste du sensé. Mais c’est derrière nous, maintenant.

La blogosphère et les médias
Internet est un amplificateur de phénomène
Il faut le downloader pour le croire
Blogueurs, journalistes, même combat
Déformation pouvoir-professionnelle
Développement du savoir profane
La société des chroniqueurs
10 facteurs de crédibilité pour votre site web
Le problème du filtrage de l’information sur Internet
Qui croire quand informations et connaissances circulent librement ?

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Nous n’avons jamais été attentifs http://owni.fr/2010/04/14/nous-navons-jamais-ete-attentifs/ http://owni.fr/2010/04/14/nous-navons-jamais-ete-attentifs/#comments Wed, 14 Apr 2010 18:10:52 +0000 Yann Leroux http://owni.fr/?p=12342 Dans un texte qui a marqué les esprits, Nicholas Carr s’inquiétait du fait  que sa pratique d’Internet modifiaient ses capacités de concentration. Mais on n’a pas attendu Internet pour lire des contenus fragmentés.


La charge a été sonnée par Nicholas Carr : dans un texte publié en Juillet/Aout 2008 dans The Atlantic (la traduction a été réalisée par Framablog et repostée sur InternetActu) il dressait un portait dans lequel tout le monde pouvait se reconnaitre : le temps des lectures longues était passé, lire sur un écran d’ordinateur était un travail à la Sisyphe tant les sollicitations externes au texte était nombreuses. Pire : le ver était dans le fruit puisque les liens hypertextes étaient autant d’occasion de fuir le travail de pensée qui accompagne la lecture

Pourtant, il faut imaginer Sisyphe heureux.

La malédiction d’un dieu

La position d’un Carr est biaisée idéologiquement : elle surestime l’écriture et méconnait son histoire. Il faut en effet se souvenir qu’à l’origine, l’écriture n’était dotée de toutes les qualités que l’on veut bien lui accorder aujourd’hui. Platon mettait dans la bouche du dieu Teuth des phrases sans appel :

«  cet art [l’écriture] produira l’oubli dans l’âme de ceux qui l’auront appris, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire : mettant, en effet, leur confiance dans l’écrit, c’est du dehors, grâce à des empreintes étrangères, et non du dedans, grâce à eux-mêmes, qu’ils feront acte de remémoration; ce n’est donc pas de la mémoire, mais de la remémoration, que tu as trouvé le remède. Quant à la science, c’en est le simulacre que tu procures à tes disciples, non la réalité. Lors donc que, grâce à toi, ils auront entendu parler de beaucoup de choses, sans avoir reçu d’enseignement, ils sembleront avoir beaucoup de science, alors que, dans la plupart des cas, ils n’auront aucune science ; de plus, ils seront insupportables dans leur commerce, parce qu’ils seront devenus des semblants de savants, au lieu d’être des savants.»

Platon, Phèdre, 274b-275b, Trad Brisson GF p 177-178

La parcellisation de l’écriture

Elle ignore également que l’histoire de l’écriture est celle d’une parcellisation. Ce n’est pas l’hypertexte qui est en cause : c’est tout le processus de l’écriture. Dès l’invention du codex, la malédiction de la parcellisation et du butinage a commencé. La page découpe en effet une unité dans l’ensemble que compose le livre. Il devient possible de le feuilleter, c’est à dire de le parcourir dans un ordre qui n’est pas celui de l’oralité. L’oralité oblige a suivre syllabe après syllabe l’ordre du discours.

Au 7ième siècle, on invente la séparation des mots. Entre les 11ème et 12ème siècles, on invente l’index, le titre, le numéro de page, et la marque de paragraphe. Tout ce que l’on appelle l’appareil critique du livre et qui sert à l’étude des textes nous éloigne du texte oral. Si le codex est bien la killin app qui a bouleversé notre culture, c’est bien parce qu’il proposait une autre disposition du texte et donc de nouveaux modes d’appropriation :

“En libérant la main du lecteur, le codex lui permet de n’être plus le récepteur passif du texte, mais de s’introduire à son tour dans le cycle des annotations. Le lecteur peu aussi accéder à directement à n’importe quel point du texte. Un simple signet lui donne la possibilité de reprendre sa lecteur là ou elle avait été interrompue, ce qui contribue également à transformer le rapport avec le texte et en modifie le statut”

Ch. Vandendorpe Du papyrus à l’hypertexte

Ainsi, si le livre nous a été et nous est encore si précieux, c’est précisément parce qu’il éclate le discours en unités qui peuvent être accessibles directement. L’écriture a quitté petit à petit son statut de transcription de la voix pour advenir à quelque chose d’autre : elle est aussi sa mise en scène ou si l’on préfère, sa mise en tableau.

Cette tabularité s’est peu a peu accentuée au fil de l’évolution de l’écriture et du codex. Sans doute, elle s’oppose à la linéarité du discours oral, mais elle permet des rapprochements et des cours circuits que l’oralité n’autorise pas. L’oralité est un processus de lentes élucidations. Les découvertes foudroyantes (ombres et lumière, rappelle S. Freud dans Le mot d’esprit….) ne le sont que parce que le sens a longtemps avancé masqué.

La tabularisation s’est encore accélérée avec le journal moderne. La page devient mosaïque (Mc Luhan) en superposant des éléments disparates : colonnes, titres, intertitres, et images:

“Le nombre des colonnes, les filets, la graisse, les caractères, la position des illustrations, la couleur, permettent ainsi de rapprocher ou d’éloigner, de sélectionner et de disjoindre des unités qui, dans le journal, sont des unités informationnelles. La mise en page apparait alors comme une rhétorique de l’espace qui déstructure l’ordre du discours (sa logique temporelle) pour reconstituer un discours original qui est, précisément le discours du journal”

Ch. Vandendorpe Du papyrus à l’hypertexte

Christian Vandendorpe distingue une tabularité fonctionnelle: elle facilite l’accès au contenu du texte et sa lecture (paragraphes, majuscules, appareils critiques) et une tabularité visuelle qui permet de glisser du texte aux illustrations et autres figures.

C’est cette cette même tabularité que l’on trouve sur le web. Un blog est en effet constitué d’un appareil particulier: la liste des derniers billets, les mots clés, les archives permettent une navigation à l’intérieur du texte tandis que les liens hypertextes et la blogoliste pointent vers des contenus hors-texte tout comme les citations d’un livre renvoient à d’autres livres.

Les liens hypertexte déstructurent bel et bien un ordre de discours, mais ils en reconstituent un autre. Tout l’intéret de la tabularité de l’hypertexte est de permettre des courts circuits. Nous nous trouvons ainsi en contact avec des contenus inattendus. Serendipité est ici le mot clé.

L’observation est Nicholas Carr est juste, mais ses conclusions sont erronés. Il est vrai que le texte se transforme et nous transforme. Profondément. On a pu ainsi pu remarquer que le cerveau d’un lecteur était différent d’un non lecteur. Mais il est faux que cela nous transforme en idiots. L’Internet n’est pas la taylorisation des esprits, et en tous cas, il ne l’est pas plus que le livre.

Sisyphe, inlassable lecteur, en sera sans doute heureux

> Article initialement publié sur Psychologic

> Illustrations par chrishoward.author, Diogo Martins. et chillhiro sur Flickr

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I wanna be a Gonzo journalist! http://owni.fr/2010/03/21/i-wanna-be-a-gonzo-journalist/ http://owni.fr/2010/03/21/i-wanna-be-a-gonzo-journalist/#comments Sun, 21 Mar 2010 10:41:39 +0000 JCFeraud http://owni.fr/?p=10542

hunter

Hunter S. Thompson était au journalisme ce que Kerouac, Burroughs et Bukowski furent à la littérature et aux excès en tous genres. Comme son imposante biographie signée William McKeen sort ces jours-ci en français sous le titre “Journaliste et Hors la Loi” (critique à venir sur ce blog), je devrais en parler au présent.  Mais j’en parle au passé. Car Hunter Stockton Thompson est mort un peu oublié, à 68 ans, le 20 février 2005 à Aspen Colorado. Mais aussi parce que la conception du métier qu’il incarnait et a inventé- le “gonzo journalism” – ce journalisme de récit littéraire, subjectif, sauvage et halluciné (pour en savoir plus allez faire un tour sur Gonzo.org) - est aujourd’hui en voie de disparition. Tout comme le journalisme d’investigation. Et en bonne partie pour les mêmes raisons.

Quel quotidien, quel magazine “sérieux” publierait un article commençant par ces lignes aujourd’hui ?

“Étranges souvenirs par cette nerveuse nuit à Las Vegas. Cinq ans après ? Six ? Ça fait l’effet d’une vie entière, ou au moins d’une Grande Époque — le genre de point culminant qui ne revient jamais. San Francisco autour de 1965 constituait un espace-temps tout à fait particulier où se trouver. Peut-être que ça signifiait quelque chose. Peut-être pas, à longue échéance… mais aucune explication, aucun mélange de mots ou de musique ou de souvenirs ne peut restituer le sens qu’on avait de se savoir là et vivant dans ce coin du temps et de l’univers. Quel qu’en ait été le sens…”

(“Las Vegas Parano”)

Hyperformatage

Dans la plupart des médias, la narration écrite, sonore et visuelle est désormais hyper-formatée. Accroche, déroulé, chute… tous les sujets sont traités à la même moulinette normative. Chaque article, chaque lancement radio ou télé doit rentrer dans le même cadre préétabli. Surtout ne pas surprendre, ne pas déstabiliser le lecteur, l’auditeur, le téléspectateur…

Le journaliste français, notamment, s’aventure de plus en plus rarement en dehors des techniques journalistiques et des clôtures stylistiques acquises lors du fameux double cursus “idéal” Sciences Po + CFJ. Cela tombe bien : les journaux sont de moins en moins demandeurs de reporters, enquêteurs, chroniqueurs et autres aventuriers plumitifs qui sortent du cadre. Ils n’en ont plus ni l’envie ni les moyens. Place à l’info standardisée et aux économies d’échelle rédactionnelles. Envoyer un Gus faire le gonzo journaliste dans le désert du Nevada au moment où la presse coule à pic comme le Titanic ? Vous n’y pensez pas !

Incapable de s’adapter à la révolution internet, d’inventer de nouveaux modèles pour faire payer l’information dans un monde où la gratuité est la règle, la vieille presse est en déroute. Les grands quotidiens, les grands magazines, sont paniqués comme des “Newsososaures” devant le raz-de marée numérique qui balaie leur monde. Leurs ventes au numéro s’effondrent, leurs recettes publicitaires fondent comme neige au soleil sous l’effet du grand réchauffement digital. Et la nourriture nécessaire à leur survie se fait rare : il n’y a pas ou peu de nouveaux revenus sur le Web. Les annonceurs tirent les prix de la pub toujours plus bas et les internautes ne veulent pas payer pour l’info comme l’a encore démontré récemment une étude du Pew Research Center.

Leur débandade aurait fait ricaner Hunter S. Thompson, lui qui, par nature, adorait le chaos porteur de processus créatif . Ses articles et ses récits qui sont devenus des livres comme “Hells Angels” (une formidable enquête de terrain qui le conduira à l’hôpital après ce qu’il qualifia de “querelle éthylique spontanée”) ou encore “Las Vegas Parano” (un reportage sur une course de motos dans le désert qui se transformera en quête mythique du rêve américain sous LSD) en sont les meilleurs témoignages.

J’entends d’ici le rire sardonique de ce véritable émeutier du journalisme qui dans les Sixtie’s publia les meilleurs articles du moment sur le mouvement hippie dans le “New York Times”, avant de travailler pour “Esquire” ou “Rolling Stone”, puis de signer un contrat d’auteur dont les agents de Random House se souviennent encore. Plutôt que de se lamenter avec les pleureuses de la “Mediapocalypse”, rions un peu avec Hunter et cette petite vidéo compilant les meilleures scènes du film adapté de “Las vegas Parano” (avec Johnny Depp méconnaissable dans le rôle de Thompson).

Mais c’est vrai, un peu de sérieux, car dans la débandade de ces dinosaures de l’info, c’est tout un écosystème professionnel et démocratique qui est aujourd’hui menacé.

En route vers l’info-burger


Le processus se déroule sous nos yeux :

- Dans un premier temps,
les rédactions des journaux sont décimées par les plans sociaux. Et désincarnées par la rationalisation quasi-Tayloriste du travail à coup de nouveaux systèmes informatiques et de production “online” en batterie. Les journalistes survivants – majoritairement les plus jeunes et les moins expérimentés, les plus souples et les moins forcenés – sont alors soumis au diktat du “marketing éditorial” et de concepts venus d’outre-Atlantique dont le principal avantage est de pallier le manque de moyens humains (le “data journalisme”auquel j’ai consacré ce billet à charge en est un bon exemple). C’est ce que nous vivons depuis déjà plus d’une décennie dans le métier.

- Conséquence mécanique de cette logique 100 % comptable qui veut que les journaux deviennent “des entreprises” (et rien que cela) déclinant leur “marque” (sic), et l’information “un produit” (et rien que cela), c’est le nivellement par le bas des exigences morales et professionnelles qui menace, la perte de sens et des repères déontologiques qui guette. Nous sommes en plein dedans.

- Au stade final, on assiste au dépôt de bilan et à la fermeture des journaux, puis à la disparition progressive du pluralisme de l’information écrite au profit des mêmes dépêches dupliquées à l’infini sur Google News et des médias audiovisuels qui privilégient de plus en plus la forme sur le fond…quand ils ne sont pas au journalisme ce que le fast-food est à la restauration.
journaliste-et-hors-la-loi

C’est sûr, Hunter S. Thompson n’aurait pas du tout aimé cela. Il partirait dans de folles diatribes, cracherait par terre en soufflant la fumée de son éternel fume-cigarette par les oreilles, agonirait d’injures les responsables de ce désastre : le Kapital, les patrons de journaux, les journalistes, les lecteurs, la technologie, Internet, les internautes, la consommation, le prêt à consommer, l’inculture et la culture du vide… bref collectivement NOUS.

Mais dans le désastre qui fait aujourd’hui de la presse une Siderurgie 2.0 (j’emprunte le concept à Pierre Chappaznous sommes encore quelques uns, journalistes professionnels, a essayer des chemins de traverse, faute de pouvoir prendre le maquis. On nous accuse d’être réactionnaires, rétifs au changement, aux “réformes” (le mot a tellement été “retourné” comme un gant sur le plan sémantique). Parce que nous n’adhérons pas à la logique du flux pour le flux, du toujours plus avec moins, du journalisme “Shiva” multitâches, du rédiger toujours plus court, toujours plus vite, toujours plus mal… Parce que nous moquons les nouvelles modes et refusons l’illusion que le tout-technologique sera la Panacée de la crise des médias. Ce scientisme est parfois poussé jusqu’à l’absurde : avez-vous déjà entendu parler du “robot-journalisme” auquel j’ai consacré ce billet ?


Aux avant-postes du front numérique


Mais dans les faits, ceux qui restent attachés à la mission première du métier (la recherche d’une information originale, sa vérification, sa narration dans les règles de l’art pour le plaisir d’écrire et de lire) sont souvent aux avant-postes du front numérique. Au coeur de l’expérimentation journalistique ET technologique. Dans le partage communautaire de l’info avec les confrères ET les lecteurs. Sur les blogs, sur Twitter, ou ailleurs
Nous sommes mêmes quelques uns, quadras et quinquas élevés au lait quotidien des “A la” et des bouclages à l’ancienne, à avoir faire notre mue 2.0 voire 3.0. Bref à être débarrassés de tout sentimentalisme pour l’ancien monde de l’ imprimé. Celui de Gutenberg, des rotatives, des grèves du Livre CGT et des liasses de journaux livrés aux kiosques aux premières lueurs de l’aube. Laissons le mourir ce vieux monde puisque les lecteurs d’aujourd’hui n’en veulent plus (… mais pas trop vite quand même car il nous fait encore bouffer ;-).

Regardez autour de vous dans les métro parisien : il y a certes encore des gratuits entre les mains des voyageurs (puisque ce sont des gratuits), mais “Libé”, “Le Monde” et les autres quotidiens payants sont des espèces en voie de disparition. Les moins de 35 ans consomment désormais  l’info sur l’écran de leurs smartphones, leurs ordis et bientôt leurs tablettes. C’est irrémédiable.
Qu’il meure donc ce vieux monde du papier puisqu’ il va forcément renaître sur le Web sous d’autres formes (la nature a horreur du vide et savoir ce qui se passe dans le monde ou en bas de chez soi est l’un des grands besoins essentiels de l’humanité), en donnant naissance à de nouvelles expériences journalistiques individuelles, collectives et communautaires. [A ce propos spéciale dédicace à tous ceux qui tentent de réinventer le journalisme en le mettant à l'heure du web participatif, chez Rue89, Owni.fr Electron Libre, j'en oublie...et à ceux qui remettent au goût du jour le journalisme de récit comme les gens de la revue "XXI"].

Et puisqu’il faut savoir terminer un billet, je parlerai donc d’Hunter S. Thompson au présent : “I wanna be a gonzo journalist” ! Je l’ai exprimé d’une autre manière dans d’autres billets. Je le redis ici. L’époque n’est pas porteuse pour le journalisme de récit, d’enquête et de reportage avec du panache, du nerf et des tripes .Ce journalisme engagé qui revendique l’honnêteté subjective plutôt que de s’abriter derrière une fausse objectivité bien hypocrite est pourtant à mon sens l’un des meilleurs moyens de ramener le lecteur à s’intéresser à la presse.
Car le lecteur est sans doute moins con qu’on ne le croit : quand on lui sert autre chose que de l’info-burger et de l’eau tiède, il en redemande. Et si on le surprend, on l’interpelle, il est prêt payer pour voir, lire, apprendre, voyager et s’aventurer hors des frontières de  l’actualité pré-machée. C’est en tout cas ma conviction. L’époque est peut-être aux OS de l’info et au “temps de cerveau disponible”.

Mais il n’est pas trop tard pour changer l’époque. Cela tombe bien la révolution numérique va nous y aider.
Jean-Christophe Féraud
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Twitter, un roman d’émancipation en temps réel http://owni.fr/2009/05/11/twitter-un-roman-demancipation-en-temps-reel/ http://owni.fr/2009/05/11/twitter-un-roman-demancipation-en-temps-reel/#comments Mon, 11 May 2009 02:00:12 +0000 Abeline Majorel http://owni.fr/?p=1041  Twitter est, par nature, romanesque, et je ne parle pas des twitteromans, expériences d’écriture, plus ou moins réussies, je parle de son essence même. Les Vagues de Virginia Woolf m’ont confirmé dans cette intuition, au cours de leur lecture en ce long week-end.

Les Vagues, ce sont six personnages qui monologuent, trois hommes trois femmes, chacun exprimant comme le ressac, son angoisse ou sa sérénité, sa peur ou sa joie. Chaque destin s’entremêle sans qu’une seule fois la construction narrative ne les fasse réellement dialoguer. Et, rythmant leur soliloque, s’intercalent des chapitres décrivant la course du soleil sur la mer, point d’ancrage de ses autofictions multiples dans une dimension temporelle stable. Des vies tranquilles, plates en apparence comme un océan durassien pourtant pleinement conscientes de leur individualité prise dans le flux de la vie. Mais, surtout, il y a ce  septième personnage, qui ne s’énonce jamais directement, Percival, ce mystère que tous les autres connaissent, et qui n’est connu de nous que par leurs analyses.

Dans ce roman, les  six personnages sont donc six centres perceptifs différents, qui utilisent la même manière de dire JE, la même voix de l’impersonnel. Comme sur Twitter (ou autre site de microblogging) où la modalité du JE est imposée à l’utilisateur par le format. Dans un rapport proustien à l’autofiction, Virginia Woolf obtient de ses personnages un regard rétrospectif sur leur narration. Comme Twitter, qui plonge l’utilisateur dans une auto-fictionnalisation de son quotidien : en permettant à tous de se raconter, de lier et de commenter, le microblogging ne donne pas accès à des faits véritables,  mais à des récits. Les Vagues sont une sorte de PARATAXE de l’individualité : dans le récit de chacun se trouve non seulement son écho intérieur mais aussi la conscience de son appartenance à un monde en mouvement perpétuel. Comme Twitter, où les vagues d’updates sont rythmées autant par l’humeur de l’utilisateur que par la résonance qu’à en lui le flux puissant des autres micro- bloggueurs. La pérennité partielle des posts et la possibilité de référencement produisent même en creux, et aux yeux de tout lecteur, une construction antéchronologique de personnage, non dénué d’affect, puisque tout microbloggeur fonctionne avant tout en réaction.

Les Vagues questionnent les limites de l’individu autant que celle de l’écriture. Le parallèle entre la limitation à 140 signes du microblogging et la limite de l’écriture pour signifiant qu’il peut être n’est pas suffisant. Il serait plus juste d’évoquer la recherche stylistique de Dos Passos, faisant se croiser les destins des personnages qui communiquent par des modes d’énonciation empruntés aux bulletins d’information, ou à la publicité, pour chercher la limite de forme d’écriture du microblogging. Nonobstant la forme, le microblogging est  romanesque par essence c’est-à-dire qu’il est une construction qui « égalise les personnages et dissout les enchaînements d’action dans la multiplicité des accidents de la vie », il interroge les limites de l’individu c’est-à-dire celle de sa perception. Comme dans les Vagues où le septième personnage, Percival, est la résultante des échos intérieurs des six autres personnages aux yeux du lecteur,  Twitter se fait l’index romancé du monde. Comme dans le roman de Virginia Woolf, la Gestalt applique sa loi du destin commun aux personnages-twitterusers : les parties en mouvement ayant la même trajectoire de forme sont perçues comme faisant partie d’une même forme, et créent donc une pensée communautaire moderne.

Moderne parce qu’en littérature, la modernité est apparue avec la purification des sujets au profit du style, d’une forme absolue. Loin d’une écriture automatique, l’écriture de microblogging est moderne, par sa forme imposée, mais surtout, dans ce roman du monde en temps réel qu’elle propose, par le bricolage littéraire qu’elle impose. La multitude des posts rend la perception du réel diffuse et vouée à l’incomplétude, pourtant, comme une ligne mélodique, en fond, se distingue une entité stable. Pour la trouver, il est nécessaire de passer de notre zone de perception habituelle à une autre zone de perception. Par la fonction hypertextuelle de  SURVISION, et son double mouvement de distance critique et dialectique, nous entrons dans une sphère moderne de perception et faisons apparaitre du DISSENSUS au cœur de notre compréhension de l’outil-roman Twitter. En partageant chacun notre réalité en temps réel, nous déconstruisons des dispositifs de pensée pour reconfigurer des réseaux de références et cartographier des possibles communautaires.

Or, l’émancipation se définit ainsi, par la reconfiguration du champ de perception d’un individu. Twitter est donc un outil d’émancipation à échelle planétaire, en plus d’être le roman en temps réel du monde.

 

 1-Les liens se rapportent aux auteurs des notions citées. 

 

 

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